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Introduction

Raccourcis

Introduction de la deuxième édition du Dictionnaire historique du français québécois (revue et augmentée)
Avant-propos de la première édition parue en 1998 aux Presses de l’Université Laval
Introduction de l’édition parue aux Presses de l’Université Laval en 1998
 

Introduction de la deuxième édition du Dictionnaire historique du français québécois (revue et augmentée)

Ouvrage incontournable pour quiconque s’intéresse au français du Québec et, plus largement, aux variétés nord-américaines de français, le Dictionnaire historique du français québécois (DHFQ) méritait depuis longtemps une nouvelle édition. C’est maintenant chose faite avec la mise en ligne d’une version numérique, revue et augmentée, que le Trésor de la langue française au Québec (TLFQ) est fier de mettre à la disposition du public.

Enrichie de nombreuses monographies ainsi que de contenus multimédias, cette nouvelle mouture a également fait l’objet d’un travail de révision des monographies qui figurent dans la première édition du dictionnaire, parue aux Presses de l’Université Laval en 1998. Puisqu’il s’agit d’une édition numérique, son contenu est en constante évolution; il continue d’être mis à jour et étoffé. En date du 20 mars 2024, plus de 20 % des monographies incluses dans la première édition ont été révisées et augmentées de nouvelles données.

Avec cette deuxième édition du DHFQ (appelée à l’interne DHFQ 2.0), le Québec dispose d’un solide ouvrage de référence sur l’histoire du vocabulaire qui caractérise la variété de français qui y est en usage et qui lui donne sa couleur. À l’instar du Trésor de la langue française, pour le français de France, et de l’Oxford English Dictionary, pour l’anglais britannique et accessoirement pour l’anglais canadien et américain, le DHFQ s’impose comme le chef de file en matière de lexicographie historique pour le français du Québec. Toutefois, au même titre que le Dictionnaire suisse romand pour le français parlé en Suisse et que d’autres ouvrages du même genre, le DHFQ adopte une approche différentielle et s’intéresse spécifiquement aux particularismes du français du Québec, qu’on appelle québécismes. Les raisons derrière ce choix sont bien expliquées dans l’introduction de l’édition de 1998 ainsi que dans la description de l’approche du TLFQ présentée sur notre site Web. Plus d’un quart de siècle plus tard, elles sont toujours pertinentes. En effet, il demeure urgent d’étudier les mots qui n’ont jamais fait l’objet d’un article de dictionnaire, encore moins d’une monographie. L’absence de ces mots des dictionnaires, en particulier de ceux confectionnés en France, peut favoriser la propagation de préjugés sur le français en usage au Québec.

Le DHFQ comble cette lacune. Grâce à ses descriptions rigoureuses et scientifiques des emplois caractéristiques du français québécois, les locutrices et locuteurs peuvent évaluer plus objectivement leurs propres emplois et les situer dans une norme lexicale. De plus, puisque chaque monographie décrit avec minutie les graphies des mots traités, leurs différents sens et sous-sens ainsi que les expressions dans lesquelles ils figurent, le DHFQ constitue aussi un guide pour les travaux de rédaction et un outil d’interprétation de textes québécois.

À ces considérations s’ajoute la dimension historique de l’ouvrage, aspect fondamental dont l’importance ne saurait être sous-estimée, puisque de nombreux jugements qui ont été portés sur le français du Québec reposent sur des arguments liés à l’origine des emplois qui en sont caractéristiques – par exemple, les liens présumés de ces emplois avec l’anglais ou avec les parlers de France. Ces arguments n’ont de valeur que s’ils s’appuient sur un ouvrage de référence reconnu.

Un ouvrage tel que le DHFQ est essentiel pour l’explication du patrimoine linguistique des francophones du Québec et constitue un outil d’une grande utilité pour l’ensemble de l’industrie du dictionnaire au Québec. De plus, ce véritable recueil de monographies lexicographiques documente comme nul autre la transformation du Québec, des débuts de la Nouvelle-France jusqu’au XXIsiècle : à travers l’évolution du vocabulaire, c’est celle de toute une société qui se dévoile.

 

Un dictionnaire historique tourné vers l’usage d’aujourd’hui

Malgré ce que l’adjectif historique figurant dans son nom peut laisser entendre, le DHFQ ne documente pas que les usages du passé. Au contraire, il s’intéresse grandement à l’usage contemporain, et l’aspect synchronique est traité avec la même importance que l’aspect diachronique. D’une part, les différents emplois d’un québécisme sont décrits et analysés de sorte que leur sens soit défini clairement et que leur origine soit établie dans la mesure du possible. Cette démarche concerne autant les emplois qui sont maintenant sortis de l’usage que les emplois les plus nouveaux. D’autre part, ces emplois sont aussi décrits et situés dans le contexte langagier actuel, grâce à des marques d’usage et à des remarques. Puisque le travail d’analyse s’effectue à partir de données tirées non seulement de sources anciennes, mais aussi de sources toutes récentes, les évolutions sémantiques et syntagmatiques survenues depuis la parution de la première édition du DHFQ (en 1998) sont prises en compte et consignées dans les nouvelles monographies et dans celles qui sont mises à jour.

 

Une nomenclature augmentée

La nomenclature du DHFQ 2.0 comprend celle de la première édition, à laquelle s’ajoutent plus de 150 nouvelles entrées, pour un total de 810 entrées au moment de son lancement (le 20 mars 2024). Ce nombre augmente au fur et à mesure de l’avancement des travaux de rédaction et de révision.

Pour l’enrichissement du DHFQ en vue de sa seconde édition en mode numérique, nous avons misé surtout sur l’ajout d’entrées correspondant à des mots couramment utilisés et connus du plus grand nombre (achaler, aiguise-crayon, bobette, bordée, brassière, couverte, débarbouillette, enfarger, fournaise, gomme, grafigner, maringouin, mouche – incluant mouche à feu –, poêle, quétaine, taon, etc.). Pour nous guider, nous avons notamment tiré parti de listes de québécismes usuels établies par Gynette Tremblay et Myriam Côté vers 2010. Les personnes qui consultent le DHFQ s’attendent justement à y trouver des réponses à propos de mots et d’emplois courants, qui sont parfois fortement rattachés à l’identité linguistique québécoise.

Plusieurs des nouvelles monographies de cette seconde édition s’appuient à des degrés divers sur des versions issues des travaux, avant 2012, de l’ancienne équipe de lexicographes du TLFQ. Ces monographies plus ou moins achevées n’avaient pu être incluses dans l’édition de 1998 ou avaient été rédigées après sa publication. Certaines avaient toutefois été intégrées à la Base de données lexicographiques du Québec, laquelle fait partie de la Base de données lexicographiques panfrancophone, d’où son nom de BDLP-Québec.

Nous avons également trouvé important d’ajouter à la nomenclature des mots de création plus ou moins récente qui étaient naguère considérés comme des néologismes québécois, mais qui se sont bien implantés dans l’usage courant (antépisode, balado, baladodiffusion, clavarder, courriel, divulgâcheur et divulgâcheuse, égoportrait, hameçonnage, motomarine, pourriel, etc.). Plusieurs d’entre eux ont d’abord été proposés par l’Office québécois de la langue française et permettent d’éviter de recourir à des anglicismes pour désigner les réalités en question. Ces mots illustrent à quel point le français du Québec se nourrit de la créativité lexicale des Québécoises et des Québécois.

De même, plusieurs entrées jettent un éclairage scientifique sur le phénomène d’emprunt lexical. De nombreux emprunts à l’anglais et aux langues autochtones figurent dans la nomenclature du DHFQ, dont certains constituent des ajouts à la seconde édition (ad-liber, doigt de dame, fournaise, etc.). Parmi les nouvelles entrées, on compte même un emprunt au créole haïtien (patnè), qui rend compte d’un phénomène de contact linguistique contemporain découlant de la présence d’une importante communauté haïtienne dans la région de Montréal à partir des années 1960. Cette influence linguistique s’ajoute à celles, plus anciennes, des langues autochtones et de l’anglais.

 

Le travail de mise à jour

Quant aux mises à jour des monographies déjà publiées et de celles rédigées avant 2019, elles ont tiré profit non seulement du Fichier lexical du TLFQ, corpus d’environ 1 200 000 citations, mais aussi de bases de données en ligne, telles que BAnQ numérique, Eureka.cc et Internet Archive. Ces corpus permettent d’enrichir considérablement la plupart des monographies mises à jour, révélant tantôt des développements sémantiques plus récents, tantôt des emplois que les lacunes de la documentation précédemment accessible avaient laissés dans l’ombre. De plus, ils permettent de reculer les dates de première attestation d’un grand nombre de formes et d’emplois sémantiques. Ils peuvent également servir à déterminer si le statut d’un emploi dans l’usage a changé depuis la parution de la première édition. Par exemple, des emplois qui étaient encore relativement courants dans les années 1980 ou 1990 sont désormais vieillis, comme adonner « tomber, arriver (bien ou mal) à propos (pour faire qqch.) » et accoté/accotée « qui jouit d’un soutien, d’un appui, d’une protection ».

Ces vastes corpus en ligne peuvent fournir des attestations anciennes inédites d’un québécisme, lesquelles jettent un éclairage nouveau sur les différents usages de celui-ci. De nouvelles explications ou hypothèses quant à l’origine de tel ou tel emploi peuvent alors émerger. C’est ce qui est survenu, par exemple, lors de l’analyse d’emplois comme bobette « sous-vêtement » et de brosse « accès d’ivresse ».

 

Un dictionnaire numérique

Le choix de produire un dictionnaire numérique diffusé gratuitement en ligne s’est imposé dès 2020, à la faveur d’une subvention du gouvernement du Québec ayant permis de relancer les activités du TLFQ. Les arguments appuyant ce choix sont multiples. D’abord, depuis le début du siècle, la consultation des dictionnaires numériques, qu’ils soient en ligne ou non, gagne en importance et en popularité auprès du public. La facilité des recherches et la rapidité d’accès aux réponses expliquent en bonne partie cette préférence, sans compter la disponibilité accrue de l’ouvrage, qu’on peut parcourir de n’importe où s’il est diffusé sur Internet. La gratuité du DHFQ le rend d’ailleurs considérablement plus accessible que les dictionnaires papier ou numériques qu’on doit acheter ou auxquels on doit s’abonner. De plus, la gamme des fonctionnalités d’un ouvrage numérique est beaucoup plus vaste que celui d’un ouvrage papier. La possibilité d’intégrer du contenu multimédia (images, vidéos et fichiers sonores) ainsi que des hyperliens constitue un avantage susceptible de rehausser grandement l’expérience de consultation. Enfin, les mises à jour et les ajouts de monographies, de même que les corrections ponctuelles, peuvent être effectués en temps réel.

Le DHFQ 2.0 exploite ainsi les possibilités du numérique et offre à ses usagères et usagers des monographies enrichies de contenus multimédias qui donnent une texture supplémentaire au contenu diffusé.

La base de données dans laquelle sont intégrées les monographies et qui détermine la structure générale et l’aspect visuel de celles-ci a été conçue par Caroline Émond, alors coordonnatrice scientifique du TLFQ, en fonction des orientations et des caractéristiques générales de l’ouvrage définies par le directeur. Ce travail a bénéficié de la collaboration de Joëlle Breton, professionnelle de recherche au TLFQ, et du soutien technique du Centre de services en TI et en pédagogie (CSTIP) de l’Université Laval.

 

Les contenus multimédias

Pour employer une formule simple, le DHFQ 2.0 comporte du texte, du son et de l’image : c’est là une caractéristique unique pour un dictionnaire historique!

Dans la catégorie texte, outre tous les développements attendus de la microstructure (catégories grammaticales, marques d’usage, définitions, éléments de syntagmatique, etc.), le DHFQ 2.0 comporte un nombre appréciable de citations. Toujours présentées en ordre chronologique, ces citations sont extraites de différents corpus, dont le Fichier lexical du TLFQ et les bases de données en ligne mentionnées précédemment. Elles servent à illustrer les emplois décrits et à transmettre autant que possible divers aspects liés à leurs contextes d’utilisation en discours, voire la dimension culturelle qui leur est rattachée (l’usage des citations est aussi commenté dans l’introduction de la première édition). Libéré des contraintes d’espace inhérentes à une édition papier, le DHFQ 2.0 offre au public un éventail de citations plus large que jamais, témoignant ainsi d’une grande variété de domaines d’utilisation des québécismes (littérature, essais, ouvrages techniques, presse, transcriptions d’archives, d’émissions de radio, etc.).

Afin d’enrichir la description des concepts définis et d’en faciliter l’interprétation par le public, des vidéos originales et plus de 400 images ont été intégrées à des monographies. On y accède en cliquant sur les icônes d’appareil photo ou de caméra vidéo. 

La nouveauté la plus remarquable touchant des citations est l’ajout de fichiers sonores tirés des Archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval (AFEUL). Ce fonds unique en Amérique du Nord renferme notamment des collections d’enquêtes ethnologiques menées sur le terrain auprès d’informatrices et d’informateurs généralement âgés. Un grand nombre de citations figurant dans le DHFQ 2.0 sont des transcriptions d’extraits de telles enquêtes. Parmi celles-ci, près de 300, réparties dans plus de 200 monographies différentes, sont désormais accompagnées du fichier sonore correspondant. Pour écouter un fichier sonore, il suffit de cliquer sur le petit lecteur placé immédiatement sous la citation en question. Grâce à cette fonctionnalité, les usagères et usagers du DHFQ 2.0 peuvent découvrir les façons de parler de personnes de diverses régions du Québec qui sont nées, pour la plupart, dans la seconde moitié du XIXe siècle ou dans la première moitié du siècle suivant. Le vocabulaire employé, les traits de prononciation, qui peuvent varier selon les régions et les générations, la prosodie, sans compter les propos tenus, offrent une perspective fascinante sur le patrimoine linguistique et culturel du Québec.

 

Un dictionnaire interconnecté

Après avoir consulté une monographie, le public peut porter son attention sur la case Exploration, située à droite. Des liens vers des ressources externes au DHFQ 2.0 y sont placés. Si le mot en entrée est également décrit dans une autre ressource du TLFQ, telle qu’une chronique (Saviez-vous que?), un jeu-questionnaire (En vedette), une capsule vidéo Dis-moi pas!? ou un texte de la série Les fins mots de l’histoire, on peut accéder à la ressource en question d’un simple clic. C’est aussi le cas s’il est traité dans un autre ouvrage apparenté au DHFQ ou produit par des personnes ayant collaboré avec le TLFQ. Cette fonctionnalité, comme son nom l’indique, permet d’explorer d’autres aspects du québécisme recherché.

 

Un guide du patrimoine linguistique du Québec

Une langue demeure vivante tant qu’elle est transmise, que ce soit d’une génération à l’autre ou bien d’une personne ou d’une communauté à une autre. Le français est une ressource collective essentielle; sa transmission et son usage constituent l’une des pierres angulaires de l’identité québécoise ainsi qu’une composante centrale de la spécificité culturelle du Québec. Toute contribution à la vigueur de cette transmission et de cet usage revêt donc une grande importance.

La création et le développement du TLFQ se sont déroulés dans un contexte d’affirmation nationale et linguistique qui favorisait un engouement marqué du grand public pour la recherche sur la nature actuelle et sur l’origine du français québécois. L’intérêt de la population du Québec pour sa langue est toujours présent, mais doit être stimulé notamment par la production et la mise en valeur d’ouvrages et d’outils linguistiques. Ceux-ci favorisent chez les locutrices et les locuteurs du français une plus grande appropriation et une meilleure maîtrise de leur langue commune. En effet, le phénomène d’insécurité linguistique, s’il s’est fortement atténué au cours des dernières décennies, n’a pas pour autant disparu. Il peut même affecter les nouveaux arrivants s’ils sont mal outillés pour bien décoder les caractéristiques qui distinguent le français québécois des variétés parlées en Europe et en Afrique. Mais l’enjeu fondamental en est un de fierté : la fierté de parler français au Québec. Il est vital d’entretenir cette fierté dans un contexte nord-américain. Il l’est tout autant de nourrir la fierté d’être les héritiers d’une variété de français façonnée par une histoire de plus de quatre siècles et qui porte en elle les traces des origines diverses et du parcours d’une nation dont la spécificité et l’identité reposent notamment sur son caractère francophone. L’une des façons d’y contribuer est de mieux faire connaître les caractéristiques du français en usage au Québec et de mieux faire comprendre d’où viennent ces particularités.

C’est l’objectif premier du DHFQ 2.0. En tant qu’ouvrage où sont consignés des particularismes lexicaux qui impriment au français du Québec son cachet unique, le DHFQ 2.0 se démarque comme un outil indispensable pour mieux le transmettre et le faire connaître. Le travail de consignation et d’explication concourt à la préservation et à la promotion des différentes manifestations de l’héritage français, des apports d’autres langues et, surtout, de la créativité lexicale de la nation québécoise.

Toutes les personnes qui ont collaboré de près ou de loin à la production du DHFQ 2.0, de même que celles qui ont appuyé le TLFQ au cours des ans – notamment les responsables administratifs de la Faculté des lettres et des sciences humaines ainsi que du Département de langues, linguistique et traduction de l’Université Laval – méritent notre entière gratitude.

Nous adressons nos remerciements les plus sincères au gouvernement du Québec, dont le soutien financier a rendu possible cette seconde édition du DHFQ.

 

Robert Vézina

Directeur

Trésor de la langue française au Québec

 

Avant-propos de la première édition parue en 1998 aux Presses de l’Université Laval

Le français du Québec suscite la curiosité des observateurs du langage depuis longtemps. Déjà à l’époque de la Nouvelle-France, des missionnaires et des voyageurs relevaient des mots et des expressions caractéristiques du français des Canadiens. Un jésuite d’origine belge, le père Potier, en a même dressé une longue liste au milieu du XVIIIe siècle, à l’occasion de son séjour à Québec et « au » Détroit.

C’est à partir du début du XIXe siècle, dans le contexte socio-politique nouveau créé par la Conquête anglaise, que les Québécois commencent à s’intéresser eux-mêmes à leur vocabulaire. À l’accent enjoué, parfois admiratif, du voyageur en pays de découverte succède le ton morose du puriste inquiet de l’avenir de la langue française au Canada. C’est, il est vrai, l’époque où set de vaisselle remplace service de vaisselle, où casserole recule devant saucepan et où les marchands estiment rentable de traduire leurs enseignes en anglais, même si leur clientèle est majoritairement française. Les lettrés réagissent à cette nouvelle invasion anglaise par la publication de lexiques et de manuels correctifs. Les Maguire, Gingras, Tardivel, Buies, Lusignan, Fréchette, Rinfret et bien d’autres encore se relaient dans cette lutte qui marquera profondément la mentalité québécoise.

Mais les efforts déployés pendant plus d’un demi-siècle en vue de repérer et de corriger les particularismes de langage ne pouvaient manquer de faire naître le besoin d’en savoir davantage sur cette variété de français dont certains commençaient déjà à défendre la légitimité. Par les liens qu’il cherche à établir entre le français d’ici et les parlers de France, le Glossaire franco-canadien d’Oscar Dunn (1880) témoigne, pour la première fois, d’une préoccupation historique. Le Dictionnaire canadien-français de Sylva Clapin (1894) va plus loin; en plus de perfectionner la technique de description, l’auteur élargit le débat sur les canadianismes en les examinant dans une perspective culturelle.

C’est dans cet esprit d’ouverture que la Société du parler français au Canada, fondée par Adjutor Rivard en 1902, s’engage à promouvoir le développement, la conservation et le perfectionnement de la langue française au Canada. Dès sa création, la Société lance une enquête géolinguistique dans le but d’« établir un glossaire du franco-canadien »; en 1906, Rivard évoque déjà l’idée de réaliser un « dictionnaire du français à l’usage des Canadiens ». Mais, en raison des maigres ressources dont elle dispose, la Société doit bientôt restreindre ses ambitions. Avec l’aide de Louis-Philippe Geoffrion, son fondateur pourra tout de même mener à terme le Glossaire du parler français au Canada ; ce glossaire, qui est publié en 1930, est une contribution remarquable à la description du lexique québécois traditionnel et demeure un ouvrage de référence fondamental.

En dépit des appels répétés du botaniste Jacques Rousseau et de l’ethnologue Luc Lacourcière à poursuivre l’étude du lexique dans une perspective lexicographique, l’œuvre de Rivard et Geoffrion est restée longtemps sans continuateur. La période d’effervescence des belles années de la Société a été suivie d’une longue accalmie au terme de laquelle, cependant, paraît un ouvrage qui fera date dans l’histoire de la lexicographie québécoise : le Dictionnaire général de la langue française au Canada, de Louis-Alexandre Bélisle (1957). Il s’agit du travail d’un autodidacte passionné et persévérant qui a le mérite d’avoir complété sur divers points les relevés du Glossaire.

Dans un article publié dans la Revue de linguistique romane en 1954, le dialectologue français Pierre Gardette relançait l’idée de préparer un « dictionnaire de la langue canadienne ». Gardette avait été frappé par cette « langue très attachée à ses origines » en même temps que « hardiment novatrice » qu’il avait appris à connaître à l’occasion d’un séjour au Québec; il réclamait des Canadiens qu’ils lui donnent la clé de cette langue et il proposait aux universitaires un programme de recherches en vue de l’élaboration d’un Trésor du français canadien.

Ce n’est cependant qu’à partir de la fin des années 1960 que les deux grands chantiers ouverts par la Société (enquête géolinguistique et lexicographie) ont vraiment repris vie. De 1969 à 1973, Gaston Dulong, professeur à l’Université Laval, dirige une équipe de chercheurs qui parcourent le Québec, l’Acadie et l’Ontario en vue d’un atlas linguistique de l’est du Canada dont il publiera les données en 1980 en collaboration avec Gaston Bergeron. Un travail semblable, dirigé par Thomas Lavoie, professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, a permis par la suite d’approfondir la recherche sur une partie du territoire, celle englobant les régions de Charlevoix, du Saguenay, du Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord (l’ouvrage est publié en 1985 en collaboration avec Gaston Bergeron et Michelle Côté). À l’époque où commencent les enquêtes préparatoires à l’atlas se trouvent en même temps réunies les conditions favorables à l’élaboration d’un dictionnaire historique du français québécois. L’Université Laval décide de développer le secteur de la dialectologie québécoise. Marcel Juneau, qui est en voie de publier sa thèse sur l’histoire de la prononciation française au Québec, arrive comme professeur au Département de langues et linguistique de la Faculté des lettres et jette les bases d’une entreprise lexicographique qui portera le nom de « Trésor de la langue française au Québec ».

Assisté par une petite équipe d’étudiants, au sein de laquelle Réjean L’Heureux et Viateur Paradis se distinguent par leur dynamisme, et conseillé par Georges Straka, romaniste de l’Université de Strasbourg ayant contribué à la formation de nombreux linguistes québécois, Juneau entreprend en 1972 de réunir les matériaux nécessaires à une étude en profondeur du lexique québécois. Il organise un vaste programme de dépouillements, en commençant par l’examen de milliers de documents d’archives. Après avoir réalisé divers travaux préliminaires, Juneau, qui partage alors la responsabilité de l’entreprise avec ses collègues Micheline Massicotte et Claude Poirier, est en mesure de soumettre, en 1977, un projet de dictionnaire qui reçoit un appui ferme du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. À partir de ce moment, Lionel Boisvert, qui avait été un des principaux rédacteurs du Dictionnaire étymologique de l’ancien français, se joint à l’équipe qu’il fera bénéficier de ses solides connaissances en lexicologie historique.

L’équipe du Trésor de la langue française au Québec s’enrichit de nouveaux collaborateurs grâce auxquels s’accélèrent les dépouillements amorcés dans les journaux et les périodiques, dans les textes littéraires et scientifiques de même que dans les récits populaires conservés aux Archives de folklore de l’Université Laval. En 1979 commence l’élaboration d’un index informatisé des mots ayant fait l’objet de commentaires dans les glossaires et manuels de bon usage, dans les chroniques de langage et dans les travaux de folkloristes, d’historiens et de linguistes. Cet outil de recherche est terminé en 1985 avec le concours de Louis Mercier, qui contribuera plus tard à la formation de chercheurs de l’équipe et à la planification des travaux de rédaction, et de Madeleine Bertrand, qui a travaillé avec constance à la saisie des données pendant les vingt années d’existence du TLFQ. En 1980, Claude Verreault, qui vient de soutenir sa thèse de doctorat, devient la cheville ouvrière de l’équipe de rédaction, rôle qu’il assumera jusque dans les années 1990; il aura la tâche de mettre au net les règles guidant la rédaction des articles et arrêtera, en collaboration avec Claude Poirier, la maquette définitive du dictionnaire qui dérive du modèle initial conçu par Juneau. En 1983, Poirier prend officiellement la direction du TLFQ; il a depuis animé tous les projets de l’équipe, fait le point régulièrement sur la recherche du TLFQ dans des revues savantes et des ouvrages collectifs et supervisé l’ensemble des travaux de rédaction. Dans son travail d’animation, il a pu compter sur l’appui indéfectible de Louise Bourcier qui l’a déchargé de nombreuses tâches administratives.

Plus de cent cinquante étudiants formés dans le cadre de la recherche du TLFQ ont participé aux travaux de documentation et de rédaction qui ont conduit à la publication de cette première édition du dictionnaire. Certains d’entre eux sont devenus rédacteurs. Alain Auger a renouvelé les méthodes de gestion et d’exploitation de la documentation par sa maîtrise de l’informatique; grâce à lui, le dictionnaire a pu être transformé en une base de données au fur et à mesure de son élaboration. Robert Vézina s’est, quant à lui, investi dans la constitution de la base de données textuelles QUÉBÉTEXT qui réunit une centaine d’œuvres de la littérature québécoise. [Cette base n’est plus disponible.]

Les noms de certaines personnes demeurent liés à l’histoire du TLFQ en raison de l’appui exceptionnel qu’elles lui ont donné. Jean Hamelin, professeur au Département d’histoire de l’Université Laval, a été le président du comité scientifique qui a secondé l’équipe dans les premières années du projet, de 1977 jusqu’en 1982; il a fait bénéficier les responsables du TLFQ de son expérience de directeur de recherche au Dictionnaire biographique du Canada. Bernard Quemada, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études et fondateur de l’Institut national de la langue française, à Paris, a été une source d’inspiration pour l’équipe; en plus de la conseiller dans les travaux d’informatisation, il l’a mise en relation avec divers groupes de linguistes, en particulier avec les lexicographes du Trésor de la langue française de Nancy (TLF), et il a favorisé le rayonnement du TLFQ en Europe en l’associant à son projet international du Trésor des vocabulaires francophones. Pierre Rézeau, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique et spécialiste des français régionaux de France, participe aux travaux de l’équipe du TLFQ depuis le milieu des années 1980 à titre de conseiller scientifique; il a fait preuve d’une grande disponibilité à notre égard en répondant à nos questions et en donnant son avis sur les articles qui lui étaient soumis. Enfin, l’équipe a bénéficié des échanges suivis qu’elle a eus ces dernières années avec André Thibault, rédacteur du Dictionnaire suisse romand (1997) dont les objectifs recoupent en bonne partie, pour le français de la Suisse romande, ceux du Dictionnaire historique du français québécois. L’équipe exprime sa reconnaissance envers toutes ces personnes qui l’ont aidée à diverses étapes de son cheminement.

Un grand nombre d’organismes publics ont répondu avec empressement et compétence aux demandes que nous leur avons régulièrement adressées, notamment les Archives nationales à Ottawa, les Archives nationales du Québec, le Musée de l’Amérique française, la Commission de toponymie du Québec, le ministère de la Culture et des Communications, l’Office de la langue française, etc. Nous remercions les personnes qui, au sein de ces organismes, nous ont apporté leur soutien.

L’équipe n’aurait pas pu atteindre ses objectifs sans l’aide qu’elle a reçue de chercheurs des diverses universités du Québec qui ont mis à sa disposition la documentation linguistique qu’ils avaient eux-mêmes constituée. Elle a tiré grand profit également des critiques et remarques qu’a suscitées le Dictionnaire du français québécois, volume d’échantillons qu’elle a publié en 1985. L’équipe a bénéficié en outre de l’expérience qu’ont acquise une douzaine de ses membres en travaillant avec des spécialistes de diverses disciplines à la rédaction du Dictionnaire du français Plus (1988). Que toutes les personnes qui nous ont apporté leur aide, d’une manière ou d’une autre, ainsi que tous ceux, consultants, correspondants et bénévoles, qui nous ont encouragés et soutenus reçoivent ici l’expression de notre gratitude. Il nous est agréable enfin d’adresser nos remerciements aux responsables administratifs de l’Université Laval ainsi qu’aux organismes gouvernementaux qui nous ont appuyés généreusement, en particulier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et le ministère de l’Éducation du Québec.

C’est dans un contexte d’échanges stimulants à l’intérieur du Québec et à travers la francophonie que s’est élaborée la méthode qui sous-tend ce dictionnaire et qu’ont été rédigés les articles qui le composent. C’est dans l’esprit de ces échanges que l’équipe recevra toute critique ou toute suggestion susceptible d’en améliorer le contenu et d’assurer la poursuite de l’entreprise.

 

L’équipe du TLFQ
 

Introduction de l’édition parue aux Presses de l’Université Laval en 1998

Le français est la langue maternelle d’environ six millions de Québécois. [En 2021, plus de 6,5 millions de personnes avaient le français comme langue maternelle et près de 7,9 millions de personnes connaissaient le français (Institut de la statistique du Québec).] Dans une large proportion, ces francophones sont les descendants de colons français qui se sont établis dans la colonie laurentienne au XVIIe siècle, mais divers autres groupes d’immigrants sont venus, depuis le milieu du XVIIIe siècle, se fondre dans la communauté de départ, d’abord en provenance des îles Britanniques et des colonies américaines, puis, à époque récente, des quatre coins du monde. À ces apports migratoires s’ajoute un important phénomène de métissage avec les autochtones.

Jadis désignés par le nom de Canadiens, puis de Canadiens français[1], les Québécois francophones parlent une variété de français qui présente de nombreuses caractéristiques par rapport à celle de France. Les premiers colons avaient apporté avec eux divers usages du français qui ont fusionné en une variété commune dont un bon nombre des traits d’origine se sont conservés jusqu’à nos jours; à cet héritage se sont ajoutés des emprunts aux langues amérindiennes et, surtout, à diverses variétés d’anglais, selon les époques, ainsi que des créations lexicales qui ont jalonné l’histoire de la langue depuis l’époque de la colonisation. Le français du Québec, qui a été pendant longtemps caractérisé par une forte tendance au conservatisme, a été influencé par les changements qui se sont produits au sein de la société depuis le milieu du XXe siècle à la faveur d’un mouvement d’effervescence sociale et culturelle qu’on a appelé Révolution tranquille.

Les faits qui concernent l’établissement des Français sur l’actuel territoire du Québec et l’enracinement de leur descendance, à travers une succession d’événements qui ont pendant un temps restreint considérablement les rapports avec la mère patrie, ont été analysés dans des études qui ont permis de poser des jalons auxquels on peut se référer pour comprendre la genèse de la société québécoise. On remarque cependant que la langue elle-même, qui a été au cœur de tous les enjeux et de tous les débats depuis la Conquête de la Nouvelle-France par les Anglais, au milieu du XVIIIe siècle, et qui est l’expression ultime de l’identité de cette société, n’a fait l’objet d’aucune synthèse comparable.

On dispose de données, au moins partielles, sur l’histoire externe du français au Québec, mais l’histoire interne de cette langue, c’est-à-dire sa formation et son évolution, est demeurée peu explorée. Les particularités du français québécois ont été maintes fois commentées depuis le milieu du XVIIIe siècle, mais ceux qui se sont intéressés à cette question n’avaient pas le loisir de les examiner de près, occupés qu’ils étaient à défendre et à épurer leur langue maternelle dont l’anglais menaçait la survie. Quelques érudits ont néanmoins abordé l’étude de ces traits, notamment dans une perspective historique; les travaux d’Oscar Dunn, de Sylva Clapin et de la Société du parler français au Canada ont ainsi ouvert la voie aux grands travaux de description qui ont été entrepris sur le français du Québec depuis les années 1960.

Les Québécois savent que leur français comporte des mots, des sens et des expressions qui distinguent leur façon de parler de celle des Français, mais ils ne disposent à ce sujet que de relevés incomplets. Le plus souvent, ils ignorent les origines précises de ces québécismes et ne peuvent donc pas faire une évaluation juste de ce qu’ils ont reçu de France, emprunté à d’autres langues ou créé eux-mêmes.

Cette lacune est déplorable à l’époque actuelle où la communauté francophone du Québec, disposant de moyens plus efficaces qu’autrefois pour promouvoir sa langue et intervenir sur son évolution, aurait besoin de fonder ses choix sur des données historiques mieux établies. Connaissant mal le passé de leur langue, même son passé récent, les Québécois sont souvent divisés quant aux actions à entreprendre pour la défendre et l’enrichir. On ne s’étonnera pas, dans ce contexte, de constater que le français québécois continue d’être dénigré par certains qui estiment que la langue va en se dégradant, alors qu’il est une source de fierté pour d’autres qui se montrent encouragés par l’amélioration de la compétence linguistique depuis les années 1960.

C’est dans le but de faire progresser les connaissances sur cette double question des traits spécifiques et des origines du français québécois que l’équipe du Trésor de la langue française au Québec s’est engagée, dans les années 1970, dans une entreprise de description des québécismes qui pourrait, à terme, constituer un bilan de l’ensemble du lexique. Les orientations principales de cette entreprise peuvent s’énoncer comme suit : a) décrire les mots et les expressions caractéristiques du français du Québec en expliquant les différences qu’ils présentent par rapport à l’usage dont rendent compte les dictionnaires de France; b) illustrer ces emplois selon leur évolution historique depuis l’époque de la Nouvelle-France, le cas échéant, en interrogeant les sources susceptibles d’en révéler le fonctionnement, la distribution et les valeurs socio-stylistiques; c) en préciser les origines (françaises, anglaises ou autres); d) apporter une contribution à l’étude de la civilisation française en Amérique du Nord en soulignant les rapports entre langue et culture.

Formulé de façon plus globale, cet ambitieux programme de recherche vise à ce que les québécismes soient décrits et expliqués et que leur existence soit attestée dans un dictionnaire, peu importe le statut de ces mots dans la hiérarchie des usages, comme c’est le cas pour les mots du français de France. Pour cela, il faut qu’ils aient eu un passé, qu’on puisse en retrouver les racines; il faut aussi faire voir le sort que les Québécois en général, et en particulier les écrivains, leur ont réservé et comment on les utilise de nos jours. Il faut en somme qu’on puisse, pour chacun de ces mots, mettre progressivement à la disposition de la communauté québécoise et de tous ceux qui s’intéressent à sa variété de français un dossier qui renseigne à la fois sur son origine, son évolution et son usage actuel. C’est cet objectif que les auteurs de ce dictionnaire ont cherché à atteindre pour les mots qu’ils ont étudiés jusqu’à présent et qu’exprime le sous-titre de ce dictionnaire : monographies lexicographiques.

Le présent dictionnaire compte près de 660 monographies et apporte un éclairage sur près de 3000 unités lexicales. Les articles traitent de mots qui appartiennent à diverses époques et à divers vocabulaires. Certains secteurs du lexique ont été explorés plus en profondeur : mots relatifs à l’alimentation et à la cuisine, à la monnaie, à la faune, noms des communautés autochtones, termes historiques, mots de la langue familière, etc.

On trouvera donc ici, pour la première fois dans un dictionnaire, des articles dans lesquels des québécismes sont décrits dans leurs emplois actuels et passés, abondamment illustrés et situés dans l’histoire du français. Même pour ceux qu’on croyait bien connus, comme orignal, coureur de bois ou liqueur, on ne trouvait que des explications partielles, disséminées dans divers ouvrages. L’article orignal présente une définition du mot qui inclut le nom latin de l’animal qu’il sert à désigner, les locutions courantes auxquelles il donne lieu, ses rapports avec son concurrent élan ou élan d’Amérique, les variantes qu’il a connues (notamment orignac dans des textes anciens, et orignat, en français acadien); le mot est illustré par des citations choisies avec soin dans une large documentation et il reçoit une explication historique complète, à l’aide des meilleurs ouvrages sur l’histoire du français. À l’article coureur de bois, on pourra suivre l’évolution que le mot a connue depuis le XVIIe siècle et on découvrira que les valeurs mélioratives qu’il véhicule aujourd’hui se sont fixées à une époque relativement récente, sous l’influence des historiens. L’article liqueur réunit toutes les données utiles pour faire le partage entre les usages hérités de France et ceux d’origine anglaise dans le développement sémantique de ce mot qui a retenu l’attention de nombreux observateurs du langage; la discussion de certains des emplois du mot a fourni au rédacteur l’occasion de le situer dans le vocabulaire de la réglementation de l’alcool où il a été employé depuis les années 1920 jusqu’au début des années 1960.

L’équipe du TLFQ a constitué plus de six cents autres dossiers de mots qui n’ont pu être pris en compte dans cette première édition du dictionnaire[2]. Ces dossiers font partie d’une abondante documentation, imprimée et manuscrite, qui a été réunie au TLFQ au fil des ans et que l’équipe entend rendre accessible au plus large public possible[3].

 

I. PROFIL DU DICTIONNAIRE

Le Dictionnaire historique du français québécois (dorénavant DHFQ) s’appuie sur une méthode lexicographique qui a beaucoup évolué depuis les premiers essais publiés par l’équipe du TLFQ dans les années 1970 jusqu’à l’adoption de la structure finale des articles, au début des années 1990[4]. Les orientations fondamentales de l’ouvrage n’ont cependant pas changé : nomenclature différentielle, perspective historique, importance accordée à l’illustration des emplois, description lexicologique fondée sur un corpus, prise en compte de la variation géographique et intégration de la dimension culturelle dans la description linguistique.

 

Une nomenclature différentielle

En élaborant son projet de dictionnaire historique du français québécois, l’équipe du TLFQ voulait jeter les bases d’une lexicographie vouée à la description du français du Québec. Comme il y avait beaucoup à faire dans ce domaine, elle a jugé qu’il était prioritaire de commencer par les mots, les sens et les expressions qu’on ne trouve pas dans les dictionnaires publiés en France ou qui n’y sont décrits que partiellement. Cette partie du lexique, difficile à circonscrire, réunit des emplois qui sont, dans une large proportion, au cœur du lexique québécois et qui ont toujours posé un problème d’évaluation. Plutôt que de procéder par ordre alphabétique strict, l’équipe a donc décidé d’étudier d’abord les québécismes en les regroupant par champs thématiques pour mieux en cerner le fonctionnement dans le discours.

Les particularités lexicales du français du Québec tiennent à l’existence de mots propres (cipaille), à des sens (barboteuse « pataugeoire »), à des traits d’ordre grammatical (aider à qqn à la place d’aider qqn), à des expressions (passer dans le beurre « rater la cible, manquer son coup »), aux connotations et valeurs sociales des mots (aboyer, usuel en France, relève surtout de la langue écrite ou soignée au Québec où le mot courant est japper), à leur fréquence (miroir est courant au Québec alors que les Français disent plutôt glace). En faisant l’examen détaillé de ce qui caractérise le français du Québec, l’équipe du TLFQ a constaté que l’originalité québécoise était multiforme et beaucoup plus importante que ce qu’on pouvait percevoir à première vue; cette observation l’a amenée à approfondir la notion de québécisme.

Le locuteur québécois a une certaine connaissance des différences que présente sa variété de français par rapport à celle de France. Il reconnaît comme québécismes char, avoir du fun, patate, traversier et peut-être même beigne et diachylon. Mais il a sans doute l’impression d’employer le mot soulier comme en France et il sera probablement surpris de voir que ce dictionnaire consacre sept pages au mot pain; il découvrira que ce mot s’emploie dans un grand nombre de locutions qui n’ont pas cours en France, même dans son sens premier. Le Québécois ne soupçonne pas à quel point sa langue est originale dans son lexique; même le Québécois instruit, même celui qui voyage régulièrement en France n’a qu’une perception limitée des emplois lexicaux qui le font reconnaître comme francophone du Québec.

Cette situation s’explique d’abord par le fait que le lexique se compose d’une multitude d’unités dont on ne peut faire la synthèse soi-même, à plus forte raison une synthèse comparée. De plus, chacune de ces unités comporte, outre sa signification objective (dénotation), une valeur contextuelle ou affective (connotation) qui peut échapper à l’attention quand on en fait un examen sommaire. La perception des différences lexicales devrait pourtant être possible pour le vocabulaire usuel, pour les quelques milliers d’emplois qui sont récurrents. Or l’originalité de ce vocabulaire échappe, pour l’essentiel, à la conscience du locuteur, à moins qu’il ne se consacre à l’étude de cette question et qu’il ne compare systématiquement ses façons de parler avec celles des Français. De retour au Canada, il aura peut-être remarqué plus de francismes chez ses interlocuteurs que de québécismes dans sa propre langue.

Il faut bien se rendre compte en effet que, pour le locuteur ordinaire, la langue est un moyen de communication et non un objet d’analyse; si le message qu’il formule est compris, il ne sera pas amené à revenir sur son énoncé pour l’analyser. Or, la plupart des québécismes lexicaux, même s’ils peuvent être perçus comme tels par les Français, ne provoqueront aucune réaction de leur part et, partant, n’attireront pas l’attention des Québécois en raison du fait que le sens en est clair dans le contexte où ils sont employés. Ces mots appartiennent en effet à des familles connues ou obéissent à une morphologie qui en éclaire le sémantisme (par exemple engraissant « qui fait engraisser »); souvent aussi une locution québécoise est une variante d’une locution voisine en France, par exemple avoir les deux pieds dans la même bottine, qui correspond à avoir les deux pieds dans le même sabot. En somme, dans une conversation entre un Québécois et un Français, les interlocuteurs ne s’interrompent pas à tout moment pour souligner les traits caractéristiques de leurs discours. À plus forte raison les québécismes passent-ils inaperçus dans les conversations entre Québécois.

Le lexique québécois comporte mille et un traits spécifiques, les uns plus évidents, les autres plus subtils, de sorte qu’il est pour ainsi dire impossible d’en faire un relevé complet. Ces caractéristiques ne sont pas les mêmes d’ailleurs selon que l’on compare le français du Québec avec le français de France ou avec le français de Belgique ou de Suisse. La notion de québécisme est une abstraction qui n’a de fondement, en effet, que dans la comparaison de la variété québécoise avec une autre variété.

C’est pourquoi l’étude des québécismes, des helvétismes et autres particularités nationales ou régionales, loin de conduire à un repli sur soi, invite au contraire à se rapprocher des autres francophones. L’exercice de comparaison implique que l’on examine les façons de parler des autres et débouche sur une meilleure compréhension réciproque, facilitant par le fait même le dialogue. En travaillant sur les québécismes, les chercheurs du TLFQ en sont venus naturellement à travailler avec des chercheurs de France, de Belgique et de Suisse qui les ont grandement aidés dans leur démarche et qui ont eux-mêmes tiré profit de la mise en commun des expériences de recherche; c’est d’ailleurs dans la foulée de ces échanges internationaux entre lexicographes universitaires qu’a pu se réaliser le projet du Dictionnaire universel francophone que l’AUPELF-UREF vient de publier conjointement avec la maison Hachette et qui est une première dans le monde francophone[5].

En raison de l’évolution propre à chacune des variétés de français, nationales et régionales, et des rapports historiques complexes qui les lient, il est presque impossible de cerner la notion de québécisme (ou de belgicisme, etc.) si l’on tient absolument à l’envisager sous l’angle de l’exclusivité des usages. Un mot peut être à la fois un québécisme et un belgicisme, ou même un québécisme, un belgicisme et un helvétisme; c’est le cas du mot cru au sens de « froid et humide » qui se dit non seulement au Québec (et dans les autres parlers français d’Amérique du Nord), mais aussi en Belgique et en Suisse. La partie historique, placée à la fin des articles, souligne cette parenté dans les usages chaque fois que la recherche a permis d’en prendre conscience, car cette donnée en éclaire les origines. La façon québécoise de parler le français est originale dans son économie générale, mais elle se compose de traits qui se retrouvent souvent dans d’autres pays francophones, à l’échelle d’un pays ou d’une région, non seulement en Acadie et en Louisiane, mais aussi en Europe et en Afrique. Les Québécois ne sont assurément pas les seuls à se distinguer des Parisiens par leur façon de parler.

La mise en rapport des usages à l’intérieur de la francophonie est facilitée par le fait que les spécialistes du lexique ont spontanément choisi de comparer l’usage qu’ils décrivaient avec une même variété qu’on désigne aujourd’hui par l’appellation français de référence; ce terme s’est imposé en remplacement de français standard qui avait pour inconvénient d’embrouiller la discussion en évoquant la dimension normative de façon trop hâtive dans le processus d’analyse. Le français de référence est la variété décrite dans les dictionnaires usuels qui sont réalisés en France et correspond, pour l’essentiel, à la variété de français qui a cours dans ce pays. Le choix de ce terme de comparaison se comprend aisément : c’était la seule façon de situer les particularités lexicales par rapport à un usage réputé commun.

En effet, le corpus que constitue l’ensemble des emplois décrits dans les dictionnaires de France est le seul disponible, le seul connu à travers toute la francophonie; c’est celui auquel on s’est référé spontanément jusqu’à aujourd’hui pour vérifier l’appartenance à la langue française d’un mot, d’une expression ou d’une prononciation. C’est donc par rapport à ce français de référence que les emplois décrits ici ont été choisis et étudiés. Cette approche a été pratiquée le plus systématiquement possible; les rédacteurs ont souligné les différences que présente le français du Québec avec cette variété et ont indiqué, chaque fois que la chose a paru nécessaire, le mot correspondant dans l’usage des Français.

La technique de l’analyse différentielle aurait eu cependant des effets pervers si les rédacteurs l’avaient appliquée de façon trop stricte. Le problème ne se posait pas pour les mots qui n’existent pas en France, comme aréna ou poulamon : il allait de soi que les articles portant sur ces mots prendraient en compte tous les emplois auxquels ils donnent lieu puisqu’il s’agit de mots nouveaux. Mais, dans les autres cas, puisque les articles ne traitent que des emplois spécifiques, il fallait que ceux qui n’étaient pas retenus, parce qu’ils étaient les mêmes qu’en France, puissent être évoqués au besoin pour harmoniser la description avec celle des dictionnaires de France et faciliter la comparaison; c’est à travers les remarques et l’explication historique que les rédacteurs ont cherché à atteindre cet objectif de cohérence.

Certains mots que les Québécois ont en commun avec les Français, mais qui sont, pour les premiers, porteurs d’un riche contenu culturel, ont été étudiés un peu comme s’il s’agissait de mots nouveaux, c’est-à-dire sans écarter tous les emplois qui paraissaient communs avec le français de France. En fait, ces mots, dont le contenu peut se situer surtout sur le plan dénotatif en France, sont chargés au Québec sur le plan de la connotation. On peut plus difficilement en cerner le caractère « québécois », contrairement aux autres québécismes, parce qu’il est intimement lié à une perception de la réalité : cet aspect aurait été gommé si les rédacteurs n’avaient pas pris un peu de liberté avec les contraintes de la lexicographie différentielle.

Le mot indien est l’un de ceux‑là. Il a, en principe, le même sens au Québec et en France, mais on ne peut en rendre compte, dans un dictionnaire historique québécois, à travers une définition lapidaire du type « indigène d’Amérique » qui est suffisante pour un lexicographe de France puisqu’elle correspond à l’usage du mot dans ce pays. Employé comme nom propre, Indien véhicule au Québec des valeurs contextuelles qui échappent à la perception des Français; il a donné naissance à diverses locutions et a connu une évolution qui n’est pas la même qu’en France; de plus, il faut tenir compte, dans la description de ses emplois, des rapports qu’il entretient avec Amérindien et Sauvage qui font eux-mêmes ici l’objet d’articles élaborés. En somme, ce mot, comme bien d’autres qui sont imprégnés d’un contenu culturel québécois et nord-américain, doit être étudié comme une unité indivisible. Dès les années 1970, l’équipe du TLFQ avait bien vu qu’il y avait toute une série de ces mots à résonance culturelle forte qu’il faudrait réexaminer et illustrer dans le contexte de leur utilisation par les francophones d’Amérique du Nord, comme bois, fleuve, hiver, neige, paroisse, village, etc.

 

Orientation étymologique et historique

De nombreux érudits se sont attachés, depuis le XVIIe siècle, à écrire l’histoire du français de France. Malgré le recul qu’a connu l’enseignement de la linguistique historique dans les universités au cours des dernières décennies, l’intérêt pour le passé de la langue ne se dément pas, comme en témoigne éloquemment le succès du Dictionnaire historique de la langue française publié sous la direction d’Alain Rey en 1992. Au Québec, la passion pour l’étymologie est d’autant plus grande qu’on ne dispose d’aucun dictionnaire de langue prenant en compte cette discipline. À la curiosité naturelle que manifeste pour l’histoire de la langue le locuteur ordinaire s’ajoute un véritable malaise découlant du fait que l’on connaît mal la provenance des traits linguistiques qui donnent au français québécois son originalité.

La question des origines du français du Québec a été soulevée régulièrement depuis le début du XIXe siècle. Les textes qui portent sur cette question sont parfois inspirés par une curiosité intellectuelle, mais le plus souvent ils traduisent une préoccupation normative : on cherche à étayer un avis linguistique sur des rapprochements entre les québécismes et des mots de l’anglais, du français ancien, des parlers de France ou des langues amérindiennes. La plupart des évaluations, favorables ou défavorables, qui ont été faites des traits distinctifs du français du Québec, reposent, de façon explicite ou implicite, sur des arguments d’ordre historique; or ces arguments, qui s’appuient rarement sur des études rigoureuses, contribuent à répandre des préjugés.

La dimension historique n’est évidemment pas la seule à prendre en compte dans l’évaluation des usages, mais on lui a donné beaucoup d’importance au Québec. Comme l’histoire du français québécois n’est connue qu’à travers des explications sommaires, il ne faut pas s’étonner de la bipolarisation des opinions qui perdure à propos de la qualité, bonne ou mauvaise, de ce français. Les rubriques étymologiques et historiques de ce dictionnaire sont pour cette raison de nature à intéresser un large public. En établissant l’histoire des mots sur une base documentaire solide, les rédacteurs ont pu confirmer des perceptions, mais ils ont aussi corrigé un certain nombre d’affirmations qui étaient sans fondement.

On apprendra ici qu’un bon nombre d’emplois condamnés depuis le XIXe siècle sous prétexte qu’il s’agissait d’anglicismes font au contraire partie du fonds lexical hérité de France : la condamnation aurait-elle été prononcée de la même façon si on en avait vu la provenance française? C’est le cas par exemple du mot appartement au sens de « pièce (d’un logement) » et du mot patate au sens de « pomme de terre ». Inversement, le lecteur pourra constater que les mots aluminerie et avionnerie, qui ont été considérés comme des créations dont les Québécois pouvaient être fiers, viennent de France, et que plume-réservoir, proposé pour remplacer plume-fontaine, n’a jamais eu cours en France contrairement à ce qu’on a prétendu (voir l’article plume).

Les lexicographes de France, qui ne disposaient pas de la documentation pertinente, ont également proposé des explications erronées à propos de québécismes. On en relève un certain nombre dans le Dictionnaire de la langue française de Littré (1863), par exemple le sens de « mousse » qu’il attribue au mot caribou, sa définition du mot carcajou qui témoigne d’une confusion entre l’animal ainsi nommé et le blaireau d’Amérique, la caution qu’il donne à la variante original pour orignal, variante qui s’explique au départ par une mauvaise interprétation de la graphie orignal et qui sera reprise par les académiciens eux-mêmes au grand désespoir du glossairiste québécois Oscar Dunn (1880). De la même façon, le Petit Robert écrit, à propos de toboggan, que ce type de traîneau est « appelé aussi abusivement traîne sauvage » au Canada. Or cette appellation a été créée par les premiers Français qui se sont installés sur les bords du Saint-Laurent, au XVIIe siècle, à partir de traîne, qui s’employait alors en français au sens de « traîneau », et de sauvage, signifiant « à la façon des Sauvages ». Il ne peut donc s’agir, pour les Québécois, d’un emploi abusif; si l’on se place du point de vue d’un Français, on peut tout au plus affirmer que, dans cette locution, traîne est un archaïsme.

Cet exemple nous conduit à éclaircir un point pour que l’objet de ce dictionnaire soit bien compris : à quelle époque au juste commence le français du Québec? Les textes d’un auteur d’origine française peuvent-ils être pris en compte dans un dictionnaire historique du français québécois? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord rappeler que le français du Québec est une extension du français de France, et non pas une langue différente, et qu’il y a un rapport de filiation entre ces deux variétés de français. L’histoire du français du Québec commence avec les premières manifestations de la langue française en Nouvelle-France puisque c’est sur la base de ces premiers discours qu’il s’est construit. Nous avons pour cette raison considéré que les textes des premiers explorateurs du pays, depuis Jacques Cartier, devaient être pris en compte, du moins quand ils avaient trait au territoire de la colonie laurentienne ou de la colonie acadienne. C’est donc dans les récits de voyage de Cartier qu’on trouve pour la première fois attestés un certain nombre des emplois qui sont de nos jours propres aux Québécois, comme le sens de « boisson » qu’ils donnent au mot breuvage, la valeur générique qu’ils attribuent au mot carpe et l’emploi qu’ils font de côte en parlant de chacune des rives du Saint-Laurent.

Nous n’avons pas négligé pour autant les relations anciennes dans lesquelles il est question d’autres territoires de l’Amérique, par exemple celle de René de Laudonnière qui porte sur la Floride, mais ces témoignages ont été utilisés pour confirmer des attestations ou compléter des explications, et non comme étant des témoignages du français parlé en Nouvelle-France. Cette précaution a été utile pour cerner l’origine de certains emplois qui présentent des ressemblances avec des usages qui ont eu cours à l’époque de la colonisation mais qui ne sont pas attestés dans la colonie laurentienne (voir par exemple l’article traversier).

L’histoire du français québécois commence donc avec les premiers voyages d’exploration des Français. Cela ne signifie évidemment pas que les mots qui viennent de France sont tous attestés anciennement. La nature des textes anciens et le hasard des dépouillements font que, dans la majorité des cas, les premières attestations sont beaucoup plus récentes. Les documents d’archives confirment l’emploi, dès le XVIIe siècle, de tourtière en parlant d’un gros pâté, mais le mot baboune, qui était certainement utilisé aussi par les premiers colons (sinon, d’où viendrait-il?), ne figure dans notre documentation qu’à partir de 1903. De même, le mot ragoûtant, en parlant d’un aliment, avait cours en français du XVIIe siècle, mais nous ne l’avons relevé qu’à partir de 1920; des travaux ultérieurs et les apports de nos lecteurs devraient permettre d’améliorer le contenu de ces dossiers. Inversement, nos articles fournissent régulièrement des dates d’apparition plus anciennes en français que celles qu’on trouve dans les dictionnaires de France. Par exemple, la documentation du TLFQ atteste piastre d’Espagne depuis 1703, mais le mot n’a été enregistré par les lexicographes de France qu’à partir de 1771[6].

Le présent dictionnaire complète sur de nombreux autres points les données de l’histoire du français en France. À la lumière de la documentation québécoise, il est permis de penser que, dans l’expression française en avoir gros sur la patate, le mot patate ne doit pas être rattaché à patate « pomme de terre », mais bien à un homonyme qui résulte d’une déformation du mot patraque (voir patate2). Par ailleurs, comme le français du Québec a été grandement influencé par des usages régionaux de France, le relevé des pratiques langagières qui avaient cours dans la colonie laurentienne aux XVIIe et XVIIIe siècles renseigne du même coup sur la situation linguistique de la France régionale à la même époque. Par exemple, l’emploi général de mitaine à la place de moufle au Québec depuis le début du Régime français indique que c’était le mot usuel dans les régions occidentales de la France au XVIIe siècle; moufle est également attesté depuis les années 1660, mais de façon marginale.

L’étude de la documentation québécoise donne à penser que le français était beaucoup plus répandu qu’on ne l’a cru dans les régions de France à l’époque de la colonisation et que, pour cette raison, les dialectes ne présentaient pas un obstacle insurmontable pour les locuteurs de régions différentes. L’emploi du terme dialecte a d’ailleurs été grandement restreint dans nos articles puisqu’il évoque un système linguistique fermé, distinct du français; les glossaires « patois » dans lesquels nous avons retrouvé les origines du français québécois décrivent au contraire, sauf exceptions notamment pour les régions du sud-ouest, du sud et de l’est de la France, des variétés populaires de français dont nous n’avons eu aucune peine à comprendre les énoncés qui sont souvent les mêmes qu’au Québec. Le terme parlers de France nous a semblé mieux représenter la réalité de ces usages régionaux qui paraissent avoir été en symbiose avec le langage du peuple de Paris. L’étude des français d’Amérique donne ainsi de la France d’oïl du XVIIe siècle l’image d’un territoire où coexistaient les patois traditionnels liés entre eux par une variété fluctuante de français populaire. Il n’y a pas eu choc des patois en Nouvelle-France parce qu’il s’était déjà produit, dans les régions de France, une certaine forme d’unification linguistique.

Pour tous ceux qui se sont intéressés à la question des origines du français québécois, il va de soi que les représentants de l’administration royale, les membres du clergé, les fonctionnaires et les immigrants qui étaient originaires de l’Île-de-France parlaient le français. Sur la base des travaux du TLFQ, on peut aujourd’hui postuler que la quasi-totalité des immigrants, sinon la totalité, pouvaient s’exprimer en français; sans avoir nécessairement abandonné les patois de leurs régions d’origine, les premiers colons pratiquaient une variété de français populaire à laquelle étaient incorporés des traits régionaux plus ou moins marqués. C’est à ce fonds primitif que se rattachent s’ambitionner (à faire qqch.), balancine, bardasser, champlure, fin finaud, tourtière, etc. qui se sont maintenus jusqu’à nos jours. Dans une large proportion également, le français du Québec a maintenu des mots et des sens usuels au XVIIe siècle dans le français de Paris mais qui s’y sont perdus depuis, par exemple bain « baignoire », camisole « sous-vêtement », cavreau « petite cave », épitaphe « monument portant une inscription funéraire », fin « gentil », marabout « de mauvaise humeur », panache « bois caducs des cervidés », etc. Les premiers Français arrivés au pays et leurs descendants ont largement exploité les ressources du français pour former de nouveaux mots (acériculture, bec-scie, centin, poisson des chenaux), de nouveaux sens (casse-croûte « petit restaurant », hachis « mets composé de restes de viande », liqueur « boisson gazeuse », suisse « petit écureuil ») et de nouvelles expressions (passer les beignes à qqn, être aux couches, être né pour un petit pain, c’est de valeur).

Les recherches effectuées en vue de cette première édition du dictionnaire ne permettent pas encore de faire une évaluation comparative rigoureuse des apports de chacune des sources qui sont à l’origine des québécismes, mais il est déjà évident que les sources françaises (français ancien et parlers régionaux) viennent en premier et les langues amérindiennes en dernier. Quant aux emprunts à l’anglais, ils sont en plus grand nombre que ce que laissaient entrevoir nos premiers relevés où les anglicismes sémantiques et les calques passaient souvent inaperçus; ces deux catégories regroupent ensemble un nombre d’emplois égal à celui des mots anglais empruntés tels quels. L’étude de la langue spécialisée a fait apparaître des emprunts qui n’avaient pas attiré l’attention, par exemple le nom Iroquoien (emprunt de l’anglais Iroquoian) et morue de roche (calque de rock cod), et des appellations en partie formées d’après des équivalents anglais, comme achigan à grande bouche et achigan de roche (construits d’après large-mouthed bass et rock bass).

Pour quelques mots, il n’a pas été possible de distinguer nettement ce qui devait être porté au compte des origines françaises de ce qui revenait à l’anglais. Certains emplois correspondent à des usages anglais mais pourraient peut-être s’expliquer aussi par une évolution sémantique à partir du français; les articles bureau et système présentent plusieurs de ces cas où il a été difficile de trancher. Concernant la localisation en France des mots hérités des parlers traditionnels, il a également fallu faire preuve de prudence; la consigne était d’indiquer la région de France où l’on avait relevé un emploi correspondant à tel québécisme sans affirmer que ce mot provenait nécessairement de cette région. L’origine régionale française de ces québécismes est certaine, mais l’indication d’un lieu précis aurait été aléatoire du fait que les glossaires de France, étant relativement récents (XIXe et XXe siècles), ne rendent pas nécessairement compte de la situation linguistique du XVIIe siècle et qu’ils couvrent le territoire de façon sporadique.

 

L’illustration des emplois

L’importance accordée à l’illustration des emplois est sans doute la caractéristique la plus apparente de ce dictionnaire. Ses auteurs ont en effet estimé que, pour faire la lumière sur la question des québécismes, il fallait donner la parole aux locuteurs eux-mêmes, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, à travers la diversité de leurs discours. Le DHFQ combine les deux grandes approches qui sont pratiquées dans les dictionnaires ayant pour objet l’histoire de la langue : l’approche proprement historique, qui met l’accent sur les explications concernant l’étymologie et l’évolution du lexique sans trop insister sur l’illustration des emplois (comme dans le Dictionnaire historique de la langue française, de la maison Robert), et l’approche philologique, qui consiste essentiellement à réunir pour chaque mot une collection d’exemples qui sont versés dans une structure sémantique sommaire (comme dans le Dictionnaire de l’ancienne langue française, de Godefroy). Le DHFQ a, sur ce point, suivi la voie tracée par le Trésor de la langue française (Paris-Nancy) qui a renouvelé les méthodes de la lexicographie historique.

L’illustration des emplois dans ce dictionnaire se réalise au moyen d’exemples, consistant en de courts tronçons qui sont des locutions et des constructions usuelles tirées du corpus, et au moyen de citations, qui sont des énoncés complets provenant d’une source précise. Les premiers correspondent à des formulations qui sont récurrentes et renseignent sur la langue comme système organisé; par exemple, quand un locuteur utilise le mot caveau au sens de « petite construction où l’on entrepose des denrées », il y a une forte probabilité qu’il recoure aux locutions caveau à légumes et caveau à patates qui, pour cette raison, figurent à la suite de la définition. Les secondes sont des réalisations en discours, restituées telles qu’elles ont été produites; tout en faisant voir le comportement du mot dans un contexte donné, elles donnent accès à la culture de la communauté à travers les thématiques qu’elles évoquent. Les exemples rendent compte, d’une certaine façon, du point de vue du lexicographe qui livre son analyse du corpus, les citations de celui du locuteur par lequel la langue est actualisée.

Les citations que présente le DHFQ servent le plus souvent à illustrer un sens principal; placées en ordre chronologique, elles forment, juste après le paragraphe de la définition, une section qu’on reconnaît à sa typographie particulière (texte en retrait et en caractères plus petits). On trouve des citations aussi dans le paragraphe consacré aux emplois secondaires (annoncé par le signe à) et dans celui des dérivés, composés, variantes ou mots de la même famille (annoncé par le signe ▷).

Si l’on examine de plus près ces citations, on aperçoit une autre caractéristique importante du DHFQ : la diversité des sources d’où elles proviennent. Cette diversité s’imposait d’abord de par la nature même des usages qui sont décrits, lesquels peuvent relever de registres de langue fort différents et se rencontrer dans divers secteurs du lexique. En outre, l’histoire du français québécois commandait qu’on tire parti non seulement des réalisations soignées de quelques écrivains triés sur le volet, mais également des énoncés de locuteurs ordinaires, même peu instruits, parce que la variété québécoise du français s’est constituée grâce aux apports des uns et des autres et que la place relative qu’occupent les emplois dans la hiérarchie des usages a grandement fluctué d’une génération à l’autre. Le mot flux au sens de « diarrhée » est de nos jours perçu comme populaire, mais c’était un mot neutre à l’époque de la religieuse Marie Morin, au tournant du XVIIIe siècle, et jusqu’à la toute fin du XIXe siècle. À l’article flux, des citations extraites de textes anciens, d’un journal du XIXe siècle et d’une pièce de théâtre contemporaine où les personnages parlent une langue très libre permettent au lecteur de voir dans quels contextes ce mot pouvait être utilisé autrefois et de constater le fléchissement récent de son statut.

Les sources d’où sont tirées les citations peuvent être classées dans l’une ou l’autre des catégories suivantes : documents d’archives (manuscrits ou imprimés), journaux et périodiques, textes littéraires et scientifiques, radioromans et téléromans (d’après les manuscrits des auteurs), sources orales (incluant des enregistrements magnétiques), enquêtes sur le terrain. Le DHFQ met donc en évidence, par ses citations, la langue de toute une communauté, des plus humbles témoins jusqu’aux auteurs les plus prestigieux. Toute la société québécoise est passée en revue dans ces extraits qui mettent en scène de grandes figures de l’histoire du Québec, mais aussi de petites gens, et dont les références permettent de voir défiler des scribes de circonstance aussi bien que les meilleures plumes de la littérature québécoise. Grâce à l’illustration, abondante et variée, qu’il donne de la langue, le DHFQ emporte le lecteur dans un véritable voyage à travers le temps, l’espace et la société, véhiculant la culture québécoise d’hier et d’aujourd’hui, celle des régions comme celle des villes, celle des grands textes comme celle des feuilles locales. En parcourant la bibliographie des sources citées, on se rendra compte qu’elle réunit des textes dont la lecture constituerait une excellente introduction à la culture québécoise et à la langue par laquelle elle s’exprime.

Étant échelonnées dans le temps et produites par des auteurs de tous horizons, les citations traduisent des points de vue variés et peuvent promouvoir des valeurs différentes de celles qui sont aujourd’hui reconnues comme socialement acceptables. Par exemple, les citations qui ont été retenues pour le mot indien dans son principal emploi, surtout les deux dernières, montrent bien la différence de perception qu’on a pu avoir de l’autochtone désigné par ce nom. Couvrant une période qui s’échelonne du XVIe siècle jusqu’à 1998, pour la citation la plus récente (dans l’article beigne), le DHFQ ne pouvait pas prendre parti ni gommer des points de vue que le lecteur trouvera de toute façon dans les textes.

Les citations introduisent le lecteur dans des univers qui peuvent avoir peu de choses en commun; le Menaud de Félix-Antoine Savard et Le cassé de Jacques Renaud appartiennent à deux mondes qui sont évoqués au moyen d’une langue qui ne fait pas appel aux mêmes mots. Le rapprochement de ces deux écrivains fait voir que les citations n’ont pas été choisies en fonction des orientations des auteurs, mais pour leur valeur linguistique et pour l’intérêt du contenu qu’ils expriment. Aucun écrivain n’a été boudé, quelle qu’ait été la fortune de son œuvre, ni aucun journaliste, quelle que soit son orientation politique ou idéologique. Albert Laberge, dénigré par les bien-pensants du début du siècle pour avoir écrit La Scouine (1918), a droit aux mêmes égards que les autres, tout comme Jean-Charles Harvey, dont le roman Les demi-civilisés (1934) avait été condamné par les autorités religieuses, ou comme André Major (La chair de poule, 1965), l’un des chefs de file de la littérature joualisante dans les années 1960‑1970.

On remarquera tout de même que certaines sources sont citées fréquemment, par exemple les journaux satiriques ou humoristiques (notamment Le Vrai Canard, 1879‑1881, et Le Goglu, 1929‑1933) qui font une large place à la langue parlée et qui livrent souvent les premières attestations, dans des textes imprimés, de mots et d’expressions de la langue familière ou populaire (par exemple baloney, waitress, souffler comme un cheval de quatre piastres « souffler comme un vieux canasson ») et les premières orthographes fondées sur la prononciation (du type binerie pour beanery, ou tourquière pour tourtière). Pour une raison semblable, les romans de Roger Lemelin et de Gabrielle Roy, qui marquent un virage dans la littérature québécoise en ce qu’ils renouvellent la thématique littéraire en donnant la parole aux urbains, ont fourni un grand nombre de citations qu’il n’était pas toujours facile d’écarter; à compter des années 1940, en effet, les auteurs s’affranchissent des contraintes qui limitaient l’accès des québécismes à la langue écrite et les libèrent des italiques et des guillemets qui leur servaient jusque‑là de laissez-passer. Avant eux, cette liberté d’écrire s’était manifestée dans la littérature radiophonique avec les André Audet, Jovette Bernier, Albéric Bourgeois, Robert Choquette, Claude-Henri Grignon et Alfred Rousseau qui n’avaient pas hésité à donner la parole aux gens du peuple, ruraux et citadins; rivés à leur appareil de radio, les auditeurs pouvaient se reconnaître dans les situations de vie et les échantillons de discours que ces professionnels de l’écriture leur présentaient jour après jour et auxquels nous avons eu accès grâce aux travaux de Pierre Pagé[7]. Enfin, on ne s’étonnera pas de la place qu’occupe dans le DHFQ un auteur prolifique comme Michel Tremblay dont les textes livrent régulièrement des énoncés qui révèlent la grande sensibilité de l’écrivain aux nuances de la langue et sa capacité exceptionnelle d’exploiter le sémantisme des mots.[8]

Il arrive à l’occasion que des énoncés figurant dans un paragraphe de citations soient empruntés à un glossaire (par exemple le Glossaire du parler français au Canada, 1930) ou à une étude linguistique, mais cette pratique a été limitée le plus possible parce que ces énoncés ont valeur d’exemples plutôt que de citations et qu’il était souvent impossible d’en vérifier l’authenticité.

 

La méthode lexicologique

La formule du dictionnaire différentiel paraît, à première vue, incompatible avec la notion de structure linguistique. Comme la nomenclature du DHFQ ne se compose que d’une partie du lexique, on pourrait croire que ce dictionnaire est condamné à ne donner qu’une vue fragmentaire de la réalité linguistique. Mais si l’on envisage la question dans l’optique de la lexicologie descriptive, on doit reconnaître que la valeur du dictionnaire ne réside pas tant dans le fait qu’on y répertorie tous les mots de la langue que dans l’application qu’on met à l’étude du fonctionnement d’un mot à l’intérieur d’un champ lexical donné.

Faire la description scientifique d’un mot, c’est d’abord s’attacher à en formuler une définition complète et précise; c’est ensuite, par un examen attentif des énoncés, mettre en évidence les syntagmes (associations de mots qui reviennent de façon récurrente dans la chaîne parlée), dégager les constructions, identifier les expressions figées et examiner les relations de concurrence ou de complémentarité du mot avec les synonymes et les quasi-synonymes. De ce point de vue, la recherche conduite au TLFQ s’inscrit tout à fait dans la démarche lexicologique. Quant au dictionnaire dit « complet », son principal avantage ne ressortit pas à la linguistique : il tient au fait que cet ouvrage offre à celui qui le consulte une liste commode de l’ensemble des mots de la langue.

En étudiant le mot bouette, par exemple, on se rend compte que boue et vase ont pris des valeurs particulières en français québécois compte tenu du rôle qui a été dévolu à bouette, mot de la langue familière. Boue est au Québec un mot plus rare qu’en France, peut-être parce qu’on ne le sent pas suffisamment différent de bouette; le mot courant (et neutre) auquel on a recours pour l’éviter, c’est vase, d’où un enrichissement sémantique de ce mot qui s’emploie souvent là où un Français dirait boue. C’est en étudiant le mot bouette que le rédacteur du DHFQ a découvert le sens particulier de vase en français québécois, sens que personne n’avait encore remarqué, et qu’il a vu la nécessité de commenter le mot boue (voir bouette1). Cet exemple montre une fois de plus que les caractéristiques du lexique québécois ne sont pas toutes évidentes à première vue et ne sont pas à chercher seulement dans les mots qu’on a déjà classés sous l’appellation de québécismes; il est nécessaire, pour en faire une liste exhaustive, de réexaminer l’ensemble du lexique, du moins le sous-ensemble qui constitue le vocabulaire usuel. Cette constatation, qui s’est imposée progressivement aux rédacteurs du DHFQ, découle des nombreuses observations qu’ils ont faites en pratiquant la méthode d’analyse par champs lexicaux.

Les dictionnaires différentiels traditionnels, qu’on a appelés glossaires, se limitaient le plus souvent à des définitions par équivalence : le mot était glosé plutôt que défini. Cette pratique n’a pas été retenue ici, sauf dans le cas de certains mots pour lesquels il a paru inutile de reprendre par le menu l’inventaire des traits sémantiques. Le substantif zipper, par exemple, n’avait pas à être longuement défini puisqu’il s’agit d’un simple équivalent de fermeture éclair et de fermeture à glissière dans l’usage québécois. D’une part, cette pratique est courante dans tous les dictionnaires dans le cas de séries synonymiques; d’autre part, il faut comprendre que le DHFQ, étant différentiel, doit être considéré comme un complément aux autres dictionnaires, qu’ils soient historiques ou usuels, de sorte que les rédacteurs sont justifiés de recourir à des mots qui ne font pas partie de la nomenclature. Par contre, il était important d’attirer l’attention sur la perception qu’on a eue du mot zipper, qui a été critiqué, et de l’illustrer par des exemples courants et des citations d’auteurs; il fallait en outre le mettre en rapport avec zip, qui se dit au Québec comme en France, et avec les deux synonymes ci-dessus. Le cas du mot lazy‑boy est différent : il fallait le définir avec précision parce qu’il n’a pas d’équivalent usuel au Québec. De même pour le mot panache dont on aurait mal rendu le sens si l’on s’était limité à la formulation « bois des cervidés » : il fallait ajouter « formant une imposante structure ramifiée » parce que les bois des cervidés ne sont pas nécessairement des panaches.

Pour utiliser profitablement le DHFQ, il faut avoir une connaissance usuelle de la langue française puisque les mots qui servent à définir sont pour la plupart absents de la nomenclature de l’ouvrage. Pour favoriser la meilleure compréhension possible de leurs textes par les étrangers, notamment des définitions, les rédacteurs ont pris soin de ne pas recourir inutilement à des québécismes; dans les cas où la chose a paru nécessaire, ils se sont limités à ceux qui figuraient dans l’ouvrage et ils ont attiré l’attention du lecteur sur ce point en les faisant suivre de l’astérisque.

Même s’il s’intéresse avant tout à ce qui est caractéristique du français québécois, ce dictionnaire fournit des renseignements sur de nombreux autres mots que l’index permettra de repérer. L’étude des québécismes est en effet complétée, dans les remarques, par des commentaires sur d’autres québécismes qui ne sont pas traités dans cette première édition de l’ouvrage et sur des mots qui sont employés au Québec de la même manière que dans le français de référence. Ces remarques peuvent fournir l’occasion de mentionner des mots ou des sens qui, bien que largement employés en France, ne sont connus au Québec que de façon passive ou qui paraissent inusités (par exemple landau, mentionné dans l’article carrosse).

Pour atteindre les objectifs de la description lexicologique, il faut pratiquer une analyse fondée sur un corpus. Les nombreuses citations qui illustrent les définitions rappellent à chaque page que le DHFQ s’appuie sur une documentation riche et variée; on verra plus loin que ce fonds documentaire constitue un corpus représentatif des divers usages du français au Québec.

 

La variation géographique

La plupart des mots qui sont traités dans le DHFQ sont connus (ou ont été connus) partout dans le domaine québécois, mais on trouve aussi dans le dictionnaire un bon nombre d’emplois régionaux qu’on reconnaît à la marque Région. qui les précède. Domaine québécois ne doit pas être confondu avec territoire québécois : le premier fait référence à l’aire géolinguistique où est parlé le français dans sa variété québécoise, le second à l’espace géographique délimité par les frontières séparant le Québec des provinces voisines et des États-Unis. Les limites du domaine québécois coïncident presque partout avec les frontières du territoire, sauf dans la partie sud de la Gaspésie, baignée par les eaux de la baie des Chaleurs, et sur la Basse-Côte-Nord où a prévalu la variété acadienne (voir la carte 4). Les îles de la Madeleine, qui sont rattachées au Québec sur le plan politique, appartiennent à l’Acadie sur le plan linguistique.

Le français du Québec et celui d’Acadie ont évolué de façon parallèle depuis le XVIIe siècle, d’abord en raison de la distance qui séparait la colonie laurentienne et la colonie acadienne; cette dernière était en effet implantée au départ à Port-Royal dont l’emplacement correspondait à la ville actuelle d’Annapolis (Nouvelle-Écosse). À la suite de la Déportation des Acadiens par les Anglais, entre 1755 et 1762, un certain nombre d’entre eux se sont déplacés vers le Québec, constituant ici et là des communautés qu’on a appelées Petites Cadies. Le français du Québec a donc subi une certaine influence acadienne, mais le phénomène s’est produit à une époque où l’usage québécois était déjà fixé dans ses principaux traits, de sorte que l’arrivée de ces petits groupes a eu des conséquences limitées sur la langue de ceux qui les ont accueillis. En contrepartie, la proximité du français québécois a eu un effet sur le parler des Acadiens du nord-ouest du Nouveau-Brunswick où l’accent d’origine s’est quelque peu estompé.

Le français québécois et le français acadien partagent un grand nombre de caractéristiques par rapport au français de France, mais ils présentent aussi entre eux des différences nettes, par exemple dans la manière de prononcer certains sons; le trait le plus typique de la prononciation québécoise, l’assibilation des [t] et [d], est inconnu en Acadie, sauf dans les régions limitrophes du Québec. Sur le plan du lexique, les locuteurs acadiens et québécois se reconnaissent tout de suite à l’emploi de certains mots; par exemple, pour désigner le petit arbre qui croît dans les lieux humides, un Acadien a recours à verne alors qu’un Québécois utilise aune. Certains mots qui étaient communs aux deux communautés autrefois ne se maintiennent de nos jours qu’en Acadie. C’est le cas du mot coquemar, désignant la bouilloire; en français québécois, on trouve, depuis le XVIIIe siècle, le mot bombe dans la partie est de la province et le mot canard dans la partie ouest (voir l’article bombe). Cet exemple illustre le caractère plus conservateur du français acadien par rapport au français québécois.

Comme on vient de le donner à entendre, le domaine québécois se divise lui-même en deux aires linguistiques principales, celle de l’Est, représentée par Québec, et celle de l’Ouest, représentée par Montréal. Les variétés qui s’y rattachent se rencontrent dans une zone de transition correspondant en gros à la région de Trois-Rivières et qui peut varier sur une distance de plusieurs dizaines de kilomètres vers l’est ou vers l’ouest, selon que l’on prend en compte telle prononciation (par exemple celle du /R/) ou telle opposition lexicale (par exemple paire, dans l’Est, qui s’oppose à pis dans l’Ouest pour désigner la mamelle de la vache).

Le DHFQ accorde une attention particulière à la répartition géographique des mots dans l’espace. Cette dimension est importante dans un dictionnaire qui traite de l’histoire de la langue, car les usages régionaux sont des vestiges de son passé. En Europe, le français s’est superposé à des dialectes locaux qui ont, en disparaissant, laissé des traces dans la nouvelle langue qui s’implantait; le français a également subi l’influence de langues avec lesquelles il est entré en contact dans certaines régions (flamand, allemand, italien, espagnol, etc.). Ce sont là les deux causes principales de la variation du français en France, en Belgique et en Suisse où les usages sont sans doute plus diversifiés qu’au Québec sur le plan géolinguistique. En Amérique du Nord, l’explication de la variation spatiale est tout à fait différente puisque les premiers colons qui sont venus s’installer en Acadie, au Québec et en Louisiane parlaient déjà le français. L’existence d’usages régionaux est donc liée à d’autres causes dont la principale est le peuplement d’origine.

L’Acadie et le Québec ont été colonisés par des immigrants qui venaient des mêmes régions de France, mais dans des proportions différentes; la population acadienne s’est développée à partir d’un noyau de familles originaires surtout de régions situées au sud de la Loire (notamment du Poitou) tandis que les ancêtres des Québécois peuvent être, pour la plupart, regroupés en trois groupes équilibrés représentant les régions du nord-ouest, du centre et de l’ouest de la France (voir les cartes 6 et 7). On comprend mieux, à la lumière de ces données, la répartition des mots aune et verne dont il a été question plus haut : aune est le mot qui dominait en France au nord de la Loire, verne celui qui était en usage au sud. C’est pour des raisons de peuplement également que les usages de Québec et de Montréal divergent sur certains points.

L’histoire de la Louisiane est plus complexe; découverte et ainsi nommée par Cavelier de La Salle en 1682 en l’honneur du roi de France, la Louisiane comptait au début du XVIIIe siècle quelques Canadiens et un petit nombre d’immigrants venus de France, notamment de la région parisienne. À ces pionniers sont venus s’ajouter des groupes d’origines diverses, dont une importante communauté allemande et un nombre plus restreint d’esclaves noirs. À partir de 1763, la colonie est envahie par un flot d’Acadiens en quête d’un pays après avoir été chassés du leur. Cet événement sera déterminant dans le destin de la Louisiane francophone : dès lors va se développer, à l’ouest de La Nouvelle-Orléans, dans le bayou Lafourche, une communauté française distincte de la première dont les caractéristiques linguistiques s’étendront à l’ensemble des francophones louisianais.

Le cas de la Louisiane attire l’attention sur la deuxième cause de la variation géographique du français en Amérique : les mouvements de population. Les francophones de la vallée du Saint-Laurent se sont déplacés vers l’Ouest et le Sud-Ouest et ils ont contribué à peupler la Nouvelle-Angleterre. La colonie acadienne essaima, quant à elle, le long du littoral de la baie de Fundy, dans les îles voisines (Saint-Pierre et Miquelon, îles de la Madeleine), dans la partie limitrophe du Maine et tout le long de la côte atlantique jusqu’en Louisiane. Les variétés de français qui sont parlées dans les régions qui viennent d’être nommées se rattachent donc à deux souches distinctes, l’acadienne et la québécoise; comme les variétés exportées ont pour caractéristique d’être plus conservatrices que la variété souche, la comparaison des usages de diverses régions permet de se faire une idée de la façon dont on parlait le français à l’époque où les francophones les ont peuplées. Dans ce dictionnaire, la mise en rapport des usages québécois, acadiens et louisianais servira, dans certains cas, à étayer des hypothèses concernant leurs origines, notamment à démontrer qu’un mot, un sens ou une expression vient de France même si on n’en trouve pas d’attestation dans les français européens (voir par exemple le commentaire historique de allure, sens 1, de capine, et de malcommode, sens I.3).

Dans la partie où les usages sont décrits, les données louisianaises ne sont pas prises en compte et les données acadiennes ne sont pas considérées sur le même pied que les données québécoises, pour des raisons de cohérence. En effet, comme le dictionnaire vise à approfondir le sémantisme des mots selon une méthode qui met l’accent sur les rapports qu’ils ont entre eux (axe syntagmatique, relatif à la succession et à la combinaison des unités dans la chaîne parlée, et axe paradigmatique, relatif aux oppositions entre les mots, à leur substitution selon le choix du locuteur), il ne peut inclure facilement dans une même description des usages qui relèvent de systèmes fonctionnels différents; de plus, un rédacteur québécois n’est pas forcément compétent pour cerner les nuances d’un mot acadien et sélectionner les exemples probants. Pour le louisianais, ces raisons valent davantage encore : cette variété de français n’est pas parfaitement comprise par les Québécois. C’est pourquoi les données louisianaises ne sont exploitées que dans la partie historique; quant aux usages proprement acadiens, ils peuvent être incorporés à la partie descriptive, mais de façon complémentaire et avec mention chaque fois de leur statut d’acadianismes.

Les emplois acadiens qui sont expliqués dans les articles du DHFQ sont donc précédés de la marque Acadie. Outre le fait que la présence de mots acadiens a l’avantage de rappeler de temps à autre à l’utilisateur du dictionnaire que le français canadien comprend deux variétés principales, l’inclusion d’acadianismes s’est imposée dans certains cas où ils venaient compléter des familles lexicales, éclairant ainsi l’histoire des mots (l’acadien adonnance, par exemple, découle de adonner, comme le québécois adon), ou quand ils servaient de chaînons dans une séquence sémantique (c’est le cas de poutine, sens 2). La prise en compte des acadianismes permet en outre dans ces cas d’étoffer le commentaire historique; ainsi, c’est l’acadien poutine râpée qui fournit les meilleurs indices pour l’explication historique du mot poutine. Dans d’autres cas, les acadianismes sont retenus parce qu’ils s’insèrent dans un paradigme régional, du type pis (ouest du Québec) – paire (est du Québec) – remeuil (Acadie). Mais le DHFQ enregistre aussi des mots acadiens typiques, comme bâsir, ou encore aboiteau qui s’est répandu dans certaines régions du Québec avec la réalité qu’il sert à désigner.

Le français de l’Ontario et celui de l’Ouest canadien sont en quelque sorte des prolongements du français du Québec; en effet, l’implantation de communautés francophones dans ces régions résulte au départ de l’émigration québécoise, mais d’autres groupes de francophones, de France et de Belgique, sont venus s’y greffer par la suite. Ces variétés présentent quelques différences avec le français québécois, souvent attribuables à un conservatisme plus marqué. Tout comme ceux d’Acadie et de la Nouvelle-Angleterre, les francophones de l’Ontario et de l’Ouest canadien se distinguent en outre de ceux du Québec par leurs anglicismes qui sont plus nombreux et qui se prononcent comme des mots anglais. On touche là la troisième cause de la variation du français sur le continent nord-américain, à savoir l’influence variable de l’anglais sur les communautés francophones.

Au-delà des différences qui existent entre eux, les parlers français d’Amérique du Nord forment un ensemble qui paraît relativement homogène et qu’on peut mettre en parallèle avec celui qui englobe les parlers français d’Europe occidentale; ces deux ensembles sont à la base du classement des variétés de français langue maternelle. La parenté naturelle des français nord-américains se vérifie dans le fait que la grande majorité des québécismes se retrouvent dans tous, notamment dans ceux du Canada, bien que le sémantisme et le fonctionnement de ces mots puissent à l’occasion présenter des particularités selon les régions. De ce point de vue, le DHFQ contribue à la description et à l’explication du français à l’échelle de l’Amérique du Nord.

 

Les rapports entre langue et culture

Le Dictionnaire canadien-français de Sylva Clapin, publié en 1894, a été le premier ouvrage à livrer une description du lexique québécois à travers une vision culturelle. À cet égard, il demeure un modèle : en plus de reprendre en la développant la technique d’Oscar Dunn, qui avait commencé à établir des liens entre le français du Québec et les parlers de France, Clapin a adopté une approche résolument descriptive qui tranche avec celle des autres observateurs du langage de son époque qui s’intéressaient surtout à la correction linguistique. Le texte de son Dictionnaire regorge de renseignements sur la société, sur ses traditions, ses habitudes de vie, ses institutions, son habitat et son histoire.

Clapin était un homme cultivé, bien qu’il refusât qu’on lui applique le qualificatif d’« érudit ». Il avait voyagé et vécu aux États-Unis et en France et il était en mesure d’aborder la question de la variation de la langue avec plus de détachement et d’objectivité que la plupart des lettrés canadiens-français de la fin du XIXe siècle. De nombreux recueils de fautes et de locutions vicieuses avaient vu le jour depuis les années 1840; leurs auteurs avaient fini par dresser une liste impressionnante d’« écarts » par rapport au français des dictionnaires. La prise de conscience que ces manuels correctifs avaient suscitée a donné naissance à une véritable panique au tournant des années 1880. Tardivel lance un cri d’alarme : L’anglicisme, voilà l’ennemi! Sa brochure a eu un succès qui ne peut s’expliquer que par la fibre émotive que l’auteur a fait jouer. Buies lui fait écho en 1888 (Anglicismes et canadianismes) et Fréchette, qui fait pourtant une large place au parler populaire dans ses contes, se lancera à compter de 1893 dans une série de chroniques, souvent virulentes, dans lesquelles il pourfendra les particularités de langage de ses contemporains. À titre d’exemple, il écrit, dans un accès d’impatience : « Jamais on ne fera entrer dans une caboche canayenne qu’un appartement, loin d’être une seule chambre, est au contraire une suite de chambres qui peut servir de logement à une famille[9]. »

Les excès du discours puriste de la fin du XIXe siècle sont des manifestations d’un malaise profond : l’élite canadienne-française était bouleversée par ce qu’elle apprenait sur sa langue en en comparant le lexique avec celui des Français, tel que décrit par les académiciens et leurs imitateurs. Avec le recul, cette réaction peut s’expliquer : les Canadiens français ne disposaient d’aucun ouvrage pouvant les renseigner sur la nature exacte et sur les raisons de cette variation par rapport au français de France. Un siècle et demi plus tôt, le père Potier avait établi une liste de traits semblables (dans laquelle, il est vrai, on ne trouve pas d’anglicisme), mais le ton de son lexique ne donne aucunement à entendre que la société canadienne du XVIIIe siècle était traumatisée par sa langue.

On touche là un aspect fondamental du problème. Sous le Régime français, la société canadienne participait à la culture de la France et les traits particuliers du français canadien, même s’ils étaient déjà nombreux, paraissaient inoffensifs, comme on croit le deviner sous la plume de d’Aleyrac et de Montcalm : il importait peu que les gens du peuple conservent des usages régionaux de France et que les gens instruits se distinguent de leurs homologues de France par un certain nombre de prononciations et de mots puisque la langue de tous était le français, tandis que, dans la France régionale, les patois s’entendaient encore régulièrement. Au XIXe siècle, le point de vue n’est plus le même; c’est toute la société, surtout l’élite d’après certains critiques, qui est présentée comme parlant une langue marquée par rapport au français de référence. La société de l’après-Conquête, distincte de la précédente mais n’ayant aucune représentation d’elle-même, avait conservé l’habitude de chercher en France son modèle de référence, non seulement dans le langage, mais aussi en littérature, comme en témoignent les pastiches de cette époque.

À partir de 1880, des érudits commencent à s’interroger sur les causes des particularités linguistiques du français canadien : les traits propres à cette langue paraissent tellement nombreux qu’il doit y avoir une explication, et peut-être même une justification. On perçoit peu à peu chez eux une volonté de valoriser ces traits pour compenser les dénonciations qui ont pour effet de décourager leurs concitoyens. Cette attitude, déjà perceptible chez Dunn, devient presque agressive chez Benjamin Sulte qui n’hésite pas à s’opposer à l’Académie que son prédécesseur avait déjà taquinée poliment à quelques reprises. La démarche de Clapin s’inscrit dans ce mouvement. Il pousse plus loin la recherche des causes et c’est là l’explication des rapports nombreux qu’il établit dans son Dictionnaire entre la langue et les diverses manifestations de la culture canadienne-française.

Il est en effet difficile de décrire une variété de langue qui présente un grand nombre de traits caractéristiques sans poser le problème de l’identité de la communauté qui la pratique : en raison de leur nombre, ces traits ne traduisent-ils pas une dynamique sociale distincte? ne rendent-ils pas compte d’une vision du monde un peu différente de celle qu’atteste la variété de référence? C’est ainsi que la démarche historique, amorcée par Dunn, a conduit de façon naturelle ses continuateurs à creuser la question de la variation géolinguistique (aspect évoqué par Dunn et abordé de façon régulière chez Clapin qui établit des distinctions entre les usages acadiens et les usages québécois), puis à s’interroger sur l’ensemble des pratiques culturelles pour comprendre le maintien des particularismes langagiers, suivre l’évolution des mots et de leurs significations et relativiser le phénomène de l’emprunt. Cette préoccupation culturelle s’est imposée de la même façon aux auteurs des meilleurs glossaires de France, comme celui de Verrier et Onillon où l’on trouve aussi bien des observations portant sur la toponymie, les traditions populaires et l’histoire événementielle que des considérations philologiques sur les mots eux-mêmes, rattachés aux racines du français et aux façons d’écrire des grands auteurs des siècles passés[10].

Les travaux du TLFQ prolongent cette tradition de recherche représentée au XXe siècle par les Rivard, les Geoffrion, les Rousseau, les Lacourcière et autres. Contrairement à Clapin, qui n’avait que peu de sources à sa disposition pour l’informer sur ces questions, les rédacteurs du DHFQ avaient la chance de pouvoir compter sur d’excellents ouvrages de synthèse, dont un bon nombre ont vu le jour depuis les années 1960 comme autant de symboles d’une société s’estimant désormais digne d’intérêt et désireuse de se prendre en main : Dictionnaire biographique du Canada, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, Dictionnaire thématique visuel, Dictionnaire canadien des noms propres, dictionnaire illustré Noms et lieux du Québec, Atlas historique du Canada, etc. À ces ouvrages s’ajoutent des revues et des collections dont l’apport à l’étude de la culture québécoise est considérable, notamment les Cahiers des Dix, la Revue d’histoire de l’Amérique française, les Archives de folklore, La presse québécoise des origines à nos jours, Nos Racines, Recherches amérindiennes au Québec, Cap-aux-Diamants et bien d’autres.

Les données tirées de ces sources ont complété sur divers points la documentation originale du Trésor de la langue française au Québec (voir le point II). Elles ont eu une influence sur la formulation des définitions, le choix des citations et ont permis d’étoffer les développements encyclopédiques; la plupart de ces textes n’auraient pu, sans cet éclairage, être envisagés par une équipe de chercheurs formés d’abord en linguistique et en littérature. Les rubriques historiques de nos articles doivent beaucoup également aux connaissances que nous avons acquises par la fréquentation de ces sources. La culture québécoise a été examinée sous divers angles dans une foule de monographies qui ont également été mises à profit et qu’on retrouvera dans la Bibliographie. Enfin, les rédacteurs ont pu compter sur la collaboration de spécialistes de divers horizons qui leur ont donné des avis, qui pour la monnaie, qui pour la géographie historique, qui pour les noms des peuples autochtones.

Cette édition du DHFQ comporte une trentaine de développements encyclopédiques allant de quelques lignes (voir tôle1, sens I.1) à plus d’une page (voir rang). Avec les citations et les explications historiques, cette caractéristique fait de notre dictionnaire un ouvrage qui se prête davantage à la lecture qu’à la consultation rapide. En plus de situer les particularités langagières des Québécois dans un cadre qui les éclaire, les développements encyclopédiques sont de nature à susciter la curiosité des lecteurs qui sont invités à approfondir les sujets traités en se reportant aux sources sur lesquelles s’appuient ces textes et dont il est fait mention à la fin de ceux‑ci.

 

II. LA DOCUMENTATION

L’équipe du TLFQ a réuni une documentation exceptionnelle pour l’étude du lexique québécois et franco-canadien et, de façon plus large, pour l’étude de la variation du français sur le plan géographique. Il était en effet nécessaire, pour fonder une recherche scientifique d’envergure sur le français québécois, de disposer d’un large réservoir d’exemples représentatifs sur les plans historique, géographique, social et stylistique; l’investissement en temps et en énergie a été considérable, mais le Québec dispose maintenant d’un corpus d’exemples qui constitue un véritable patrimoine linguistique. Il fallait en outre commencer par faire le bilan de ce qui avait été publié à propos du lexique québécois afin de tirer le meilleur parti de ce qui existait déjà.

La documentation du TLFQ se compose de sources linguistiques et de sources métalinguistiques. Les premières sont celles qui contiennent des ensembles d’énoncés spontanés dans lesquels les mots sont employés sans qu’on s’interroge à leur sujet (textes littéraires et journalistiques, discours oraux, etc.). Les sources métalinguistiques, pour leur part, se composent de réflexions, d’études et de commentaires, normatifs ou descriptifs, sur les mots; il s’agit de dictionnaires, de glossaires, d’études spécialisées sur la langue, de chroniques de langage, de thèses, etc. Les données qui ont été tirées de ces sources ont été réunies dans un imposant fichier lexical et dans des bases de données.

 

Le corpus linguistique

Les matériaux bruts qu’analysent les rédacteurs du DHFQ, c’est-à-dire les énoncés dans lesquels figurent des québécismes, proviennent de sources plus variées que celles dont on tire parti dans les dictionnaires de langue conventionnels. Le corpus qui a été parcouru en vue de recueillir ces matériaux se compose en effet des sources suivantes[11] :

1o documents (plusieurs milliers de documents d’archives couvrant la période du XVIIe au XXe siècle : documents notariés, livres de comptes, correspondance, conventions entre particuliers, etc.);

2o récits et relations de découvreurs, de voyageurs et de missionnaires, journaux de campagnes militaires, documents historiques concernant la Nouvelle-France, procès publiés, rapports gouvernementaux, etc., le tout représentant plus de 500 volumes;

3o journaux et autres périodiques (130 journaux et revues s’échelonnant de 1764, date de la fondation de La Gazette de Québec, jusqu’à nos jours, choisis après établissement d’une grille chronologique et typologique, dont plus de 9200 numéros ont été parcourus; en outre une portion importante du fonds Donald Guay, qui consiste en une collection de milliers de coupures de journaux portant sur le sport depuis la fin du XIXe siècle; Corpus Clas, constitué d’environ 20 000 fiches provenant du dépouillement de journaux montréalais dans les années 1970, sous la direction d’André Clas, de l’Université de Montréal);

4o textes littéraires (775 volumes et plus de 450 contes et nouvelles publiés dans des revues, dans des journaux ou dans des recueils);

5o manuscrits de radioromans et de téléromans (près de 100 000 pages de ces textes couvrant la période de 1930 à 1975, choisis avec l’aide de Pierre Pagé, fondateur des Archives québécoises de la radio et de la télévision, et celle de sa collaboratrice Renée Legris);

6o ouvrages techniques ou savants (310 volumes et un nombre indéterminé de contributions tirées de revues à caractère scientifique);

7o enquêtes et enregistrements sonores comprenant :

  • des enquêtes orales et une enquête par correspondance menées par l’équipe du TLFQ;
  • la presque totalité de la collection d’enregistrements sonores et de manuscrits conservés aux Archives de folklore de l’Université Laval (contes et chansons, récits de vie, etc.; près de 2450 bandes magnétiques et plus de 30 000 pages de texte);
  • l’ancien fichier de la Société du parler français au Canada (FSPFC), réunissant les données d’une enquête par correspondance effectuée entre 1904 et 1907 sur l’ensemble du territoire québécois (lettres A, B et C);
  • la collection des récits de vie de vieillards recueillis sous la direction de Mgr Victor Tremblay dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean (plus de 4200 pages manuscrites, représentant 14 des 16 volumes de cette collection conservée aux Archives nationales du Québec à Chicoutimi);
  • l’atlas linguistique de l’est du Canada préparé par Gaston Dulong et Gaston Bergeron, dont les résultats ont été publiés dans Le parler populaire du Québec et de ses régions voisines en 1980 (environ 600 000 occurrences);
  • l’enquête linguistique dirigée par Thomas Lavoie, dont les résultats ont été publiés en 1985 dans Les parlers français de Charlevoix, du Saguenay, du Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord, par Thomas Lavoie, Gaston Bergeron et Michelle Côté (plus de 190 000 occurrences);
  • des corpus informatisés de langue orale constitués par des équipes de sociolinguistes de diverses universités québécoises : Corpus Bibeau-Dugas, constitué dans les années 1960 par Gilles Bibeau, de l’Université de Montréal, et transformé en base de données en 1979 par André Dugas, de l’Université du Québec à Montréal; Corpus de l’Estrie, constitué dans les années 1970 sous la direction de Normand Beauchemin et de Pierre Martel, de l’Université de Sherbrooke (environ 125 000 occurrences); Corpus Sankoff-Cedergren, constitué dans les années 1970 sous la direction de David Sankoff et Gillian Sankoff, de l’Université de Montréal, et de Henrietta Cedergren, de l’Université du Québec à Montréal (plus d’un million d’occurrences); Corpus Centre-Sud constitué de 1976 à 1978 sous la direction de Claire Lefebvre, de l’Université du Québec à Montréal (plus de 95 000 occurrences);
  • l’enquête sur la qualité du français écrit réalisée par Conrad Bureau, de l’Université Laval (Corpus Bureau, environ 2000 pages manuscrites).

 

Exception faite des corpus informatisés, qui avaient fait l’objet de traitements permettant la production de concordances (Corpus Bibeau-Dugas, Corpus de l’Estrie, Corpus Sankoff-Cedergren et Corpus Centre-Sud), de l’enquête de Dulong et Bergeron, de celle de Lavoie et du fichier de la Société du parler français au Canada, le corpus linguistique a été parcouru en entier par les membres de l’équipe du TLFQ qui avaient pour consigne de relever en priorité les emplois s’écartant de ce que nous avons appelé plus haut le français de référence. Ce dépouillement sélectif a donné naissance à un fichier de plus de 1 300 000 fiches manuscrites comportant chacune une ou plusieurs citations. Les données du fichier lexical du TLFQ couvrent une période qui commence avec les voyages de Jacques Cartier et qui s’étend jusqu’à nos jours.

 

Le corpus métalinguistique

Les sources constituant ce corpus ont été parcourues en vue de réaliser un outil de recherche qui porte le nom d’Index lexicologique québécois. Il s’agit d’une base de données consistant en une nomenclature des mots et des expressions ayant fait l’objet d’une étude ou d’un commentaire entre le milieu du XVIIIe siècle et le début des années 1980. Cet index repose sur le dépouillement exhaustif d’environ 1500 sources différentes et comprend plus de 160 000 entrées regroupant elles-mêmes près de 470 000 relevés distincts. Cela signifie que, pour les travaux sur le lexique québécois, les chercheurs disposent actuellement d’une liste informatisée (représentant environ 5900 pages imprimées) leur permettant de vérifier rapidement si un mot a fait l’objet d’un commentaire ou d’une étude depuis les années 1740 jusqu’à nos jours et d’avoir la référence aux textes où le mot est traité. Cet index est un instrument de première importance pour la préparation de dictionnaires; il sert en outre à constituer des sous-corpus pour des thèses d’étudiants et peut être interrogé en vue de regroupements sur la base de divers paramètres.

[…]

 

La bibliothèque

L’équipe du TLFQ a constitué au fil des ans une bibliothèque spécialisée sur le français québécois et nord-américain ainsi que sur l’histoire du français et de ses dialectes. La bibliothèque du TLFQ compte plus de 15 000 ouvrages ou fascicules : sources québécoises dépouillées en vue du fichier lexical, dictionnaires français, anglais ou autres (dont les plus anciens peuvent être sur microfiches), atlas linguistiques et dictionnaires des patois de France, études linguistiques. On y trouve notamment toutes les sources métalinguistiques exploitées en vue de l’Index lexicologique québécois. Elle est visitée régulièrement par des chercheurs de diverses universités et constitue également un bien patrimonial de grande valeur.

 

III. DICTIONNAIRE HISTORIQUE ET NORME LINGUISTIQUE

On n’attend pas habituellement d’un dictionnaire historique qu’il apporte une contribution substantielle à la connaissance de la variation sociale de la langue. Décrivant des états de langue qui se sont succédé au fil des générations, un tel ouvrage ne s’attache pas à cerner de façon précise les valeurs connotatives que les mots ont pu avoir en société dans chacune des tranches synchroniques qu’il couvre. Il dégage plutôt des tendances générales observées à travers l’évolution du vocabulaire.

Le DHFQ se distingue des autres dictionnaires historiques en ce qu’il accorde une place centrale à la description des usages. Son but n’est pas seulement de faire l’histoire des mots : il remplit également la fonction d’un dictionnaire d’usage en ce qui concerne les québécismes qui continuent d’avoir cours. En examinant les québécismes dans une approche fondée sur les méthodes de la lexicologie descriptive, de la philologie et de la géographie linguistique, ce dictionnaire met à la portée de tous un dossier étoffé sur ces mots, favorisant ainsi une discussion objective de la question de la norme. Ses données historiques peuvent également éclairer le débat sur cette question puisque la dimension historique est souvent prise en considération dans l’évaluation des québécismes.

La démarche du TLFQ coïncide avec celle que proposait Adjutor Rivard au début du siècle; le fondateur de la Société du parler français au Canada estimait en effet que « l’étude scientifique de notre langage, des changements qu’il a subis, de ceux qu’il peut subir encore, est utile en vue même de son épuration, et [...] qu’il est nécessaire de donner cette base solide à la correction du parler populaire, sans quoi on risquerait de prendre en vain des soins coûteux, si même on ne tombait dans un purisme exagéré ou dans la barbarie[12] ».

Cette mise en garde de la Société demeure d’autant plus d’actualité que la variété de langue qu’on désigne aujourd’hui par l’appellation français québécois n’est pas un simple parler populaire : le terme renvoie à la langue de toute une société. Au début du siècle, la Société avait conçu son programme de recherche dans une optique dialectologique et avait relevé surtout les façons de parler du peuple; les artisans du Glossaire n’ont pas eu le temps d’explorer l’ensemble des usages franco-canadiens de l’époque, même s’ils rêvaient déjà, selon ce que nous apprend Rivard, de réaliser, parallèlement au Glossaire, « un dictionnaire du français à l’usage des Canadiens[13] ». La plus grande partie de la nomenclature de cette première édition du DHFQ est composée de mots qui ne relèvent pas d’un usage qu’on pourrait qualifier de « populaire », au sens que nous avons donné à ce mot dans cet ouvrage (voir le Tableau des marques) : les québécismes se rencontrent dans tous les types de discours, même les plus savants.

Le DHFQ ne se limite pas à fournir un cadre pour la discussion des aspects normatifs : il renseigne directement sur le jugement que la société porte sur sa langue. Les auteurs de ce dictionnaire estiment en effet que la dimension normative doit faire partie intégrante de la description. Cela signifie que les définitions sont ici complétées au besoin par des marques d’usage et par des commentaires sur le statut du mot à partir d’une analyse du corpus. Les registres de langue, les situations de discours, les domaines et la vitalité des emplois sont précisés au moyen de marques dont la signification est donnée dans un tableau, à la suite du Mode d’emploi.

La mention ‘Emploi critiqué’ précède les sens qui ont fait l’objet de condamnations ou de remarques négatives du point de vue de leur acceptabilité sociale (par exemple abreuvoir et slush). Nous n’y avons cependant pas eu recours chaque fois qu’un mot avait été dénigré puisque certains observateurs du langage ont systématiquement rejeté tout écart par rapport au français de France. C’est l’ensemble du corpus, interprété par un groupe de rédacteurs dans les cas difficiles, qui a servi à déterminer de quelle façon tel ou tel emploi serait étiqueté. Les avis de recommandation ou de normalisation terminologique de l’Office de la langue française ont été mentionnés, le cas échéant, dans les remarques qui suivent les définitions. Rappelons que, par ces avis, l’Office donne son point de vue sur l’utilisation qui doit être faite des mots dans la langue de l’Administration québécoise et non dans la langue commune; un avis de recommandation signifie que le mot est proposé par cet organisme, tandis qu’un avis de normalisation le rend d’usage obligatoire.

Le lecteur pourra différer d’avis avec nous concernant la marque que nous avons attribuée à tel mot, tel sens ou telle expression. Tel emploi, que nous avons classé comme familier, lui paraîtra peut-être très familier ou populaire, et il pourra plaider que tel autre, que nous avons présenté comme vieilli, fait partie de sa compétence active. Les auteurs du DHFQ n’ont pas la prétention d’avoir porté un jugement sans appel sur ce point. Ils ont visé à adopter une démarche cohérente, sur la base d’une grille d’évaluation qui a fait l’objet de nombreuses discussions, sans se laisser tromper par les ténors du purisme qui ont souvent condamné des québécismes alors que la société québécoise partageait manifestement un autre sentiment, si l’on en juge par l’utilisation réelle qu’elle en a faite. Les monographies du DHFQ sont des textes de référence; ils permettent à chacun de comparer son jugement avec celui d’un groupe de chercheurs et, éventuellement, de tirer des conclusions différentes de l’examen des citations et des explications historiques.

Du reste, l’expérience qu’a acquise l’équipe du TLFQ en examinant avec d’autres la question de l’évaluation des québécismes lui a appris que les divergences d’opinions les plus tranchées à cet égard ne tiennent pas à la grille des marques ni aux déplacements que l’on pourrait faire subir à un emploi d’une case à l’autre, mais bien à la représentation qu’on se fait de la langue, aspect dont on doit débattre au préalable. L’évaluation sociale des québécismes dans le DHFQ découle de principes qu’on aura pu dégager de la lecture de ce qui précède et qui peuvent être résumés comme suit : a) le français du Québec est une variété géographique de français par rapport au français de référence, et non une variété populaire; b) le français du Québec comporte divers registres de langue, comme le français de France, mais il peut arriver que des mots communs aux deux pays n’appartiennent pas aux mêmes registres; c) les Québécois doivent eux-mêmes définir, étiqueter et trier au besoin leurs québécismes et non pas en réclamer la reconnaissance par des autorités d’ailleurs.

La démarche que l’équipe du TLFQ propose d’adopter dans l’évaluation des québécismes est en harmonie avec l’histoire du développement de la conscience linguistique au Québec. Cette histoire est caractérisée par l’affrontement de deux camps : d’un côté les partisans de la norme de France, de l’autre ceux qui réclamaient une certaine autonomie dans la définition des usages à privilégier. Par leurs actes de parole, des gens ordinaires ont assuré la transmission de la langue française d’une génération à l’autre depuis l’époque de la Conquête, jusqu’au moment où des intellectuels ont pu exprimer de façon articulée les deux idéologies qui avaient germé au sein de la société. Dans le cas de la prononciation, la société québécoise en est venue à une solution de compromis entre le modèle parisien et le modèle québécois traditionnel; la norme de la prononciation soignée comprend en effet non seulement les nouvelles habitudes acquises depuis les années 1960 par suite d’un alignement volontaire sur la façon de parler des Français (par exemple la prononciation avec [wa] ou [wA] plutôt qu’avec [wé] ou [wE] de mots comme toi et miroir), mais également des traits dont les origines populaires ne font aucun doute, par exemple l’assibilation des [t] et [d] qui a été combattue jusque dans les années 1960. Un processus semblable paraît en cours pour ce qui est du lexique.

Les articles du DHFQ permettent d’observer divers phénomènes concernant la perception de la norme et la façon dont elle s’est établie. L’influence des dictionnaires faits en France a le plus souvent été déterminante dans les choix qui ont été faits, comme l’illustre bien l’histoire du mot piastre. Ce mot a désigné officiellement l’unité monétaire canadienne à partir des années 1850, mais, en 1906, c’est à dollar qu’est reconnu ce statut parce que l’Académie française l’avait inclus dans son dictionnaire comme nom de l’unité monétaire américaine (voir piastre, sous Encycl.).

Mais le discours des lexicographes de France n’est pas toujours clair pour les Québécois; les partisans de l’alignement sur l’usage de Paris ont eu parfois de la peine à l’interpréter correctement. Il leur est, pour cette raison, arrivé de dénoncer un jour ce qu’ils voulaient imposer la veille. C’est ce qui s’est passé pour pistache qui a été d’abord recommandé pour remplacer peanut, puis rejeté au profit d’arachide dont l’emploi au Québec ne correspond pourtant pas davantage à celui de France; en 1958, Ovila Légaré souligne, à travers une répartie comique qu’il met dans la bouche d’un personnage du peuple, la confusion que cette hésitation a créée (voir sous arachide, sens 2).

La pression des usagers de la langue force à l’occasion le changement comme ce fut le cas pour le mot aréna que l’Office de la langue française a reconnu après l’avoir rejeté dans un premier temps. La victoire de traversier sur ses concurrents paraît être attribuable également à la ténacité des locuteurs ordinaires; le mot n’avait pas, au XIXe siècle, la faveur des critiques du langage qui lui préféraient bateau de passage, mais, en 1969, l’Office l’incluait dans sa liste de « canadianismes de bon aloi ». Ces exemples montrent d’une part que l’évaluation de la langue ne peut échapper à l’arbitraire, d’autre part que la norme est le résultat d’une négociation entre des forces divergentes qui s’exercent au sein de la société.

Les écrivains, même les meilleurs, ont été à l’occasion hésitants. De ce point de vue, la comparaison des éditions successives d’une même œuvre est instructive. On connaît l’histoire de Menaud, maître-draveur qui a été maintes fois remanié par l’auteur au fil des éditions. Ce qui est moins connu, c’est que Savard avait, dans la deuxième édition du livre, accepté de laisser tomber l’italique qui servait de caution aux canadianismes, à la demande de Claude-Henri Grignon; de plus, dans les changements apportés à l’édition de 1964, il fait entrer des québécismes qui ne figuraient pas dans le texte d’origine (voir la citation sous graisse, sens IV). Dans l’édition de 1965 de Bonheur d’occasion, on observe au contraire que Gabrielle Roy remplace la locution liqueurs douces, à laquelle elle avait eu recours en 1945, par boissons non alcooliques : était-ce parce qu’il s’agissait d’un emploi critiqué? Enfin, dans les années 1970, Victor-Lévy Beaulieu donne deux éditions de Jos Connaissant qui révèlent des attitudes opposées. Dans la première (1970), l’auteur fait un pied de nez à la ponctuation, à la grammaire et au vocabulaire conventionnel; dans la seconde (dont un extrait est cité sous sauvage, sens III), il s’est assagi : points et virgules reprennent du service, certains québécismes sont choisis avec plus de circonspection et les orthographes les plus fantaisistes sont écartées.

La littérature québécoise du XXe siècle est marquée par des initiatives audacieuses et des replis stratégiques quant à la norme linguistique, chez un même auteur ou d’un auteur à l’autre, jusque vers la fin des années 1970. À partir des années 1980, l’assurance s’installe et les québécismes finissent par s’employer comme les autres mots de la langue. À partir de la deuxième moitié des années 1980, c’est au tour des journalistes de s’affranchir : les chroniqueurs découvrent le pouvoir d’évocation des québécismes de la langue familière auxquels on permet de narguer les puristes jusque dans les éditoriaux. Cette pratique libérale prend de l’ampleur dans les années 1990, même chez ceux qui dénoncent par ailleurs le caractère populaire du français québécois[14].

Enfin, le DHFQ fournit des données qui permettent de renouveler la discussion sur les anglicismes. D’une part, il démontre l’origine française de certains emplois rattachés à tort à l’anglais; d’autre part, il signale des emprunts qui passaient inaperçus. En soulignant, dans la mesure du possible, ceux qui correspondent à des particularités de l’anglais nord-américain, le DHFQ aide à tempérer les jugements quelque peu sévères qu’on a pu porter sur certains anglicismes; par exemple, la variante aluminum qui a eu cours au Québec jusqu’à une époque récente s’explique par le fait que l’emprunt avait été fait à l’anglais nord-américain alors que les Français avaient adopté aluminium, d’après l’anglais britannique; l’anglicisme québécois zipper s’explique de la même façon par rapport à zip qui a pénétré en français de France. Quant au mot char, qui a désigné le wagon, puis le tramway avant de s’appliquer à l’automobile, il vient de ce que les réalités auxquelles renvoie ce mot ont pénétré au Canada à partir des États-Unis, où elles sont désignées par le mot car. Alors que les Français ont donné droit de cité aux mots anglais wagon et tramway, originaires de l’Angleterre, les Québécois ont voulu éviter le mot américain en le remplaçant par le mot français char auquel ils ont eu recours pour traduire car dans tous ses emplois.

 


Dès le moment où elle a été lancée, dans les années 1970, l’entreprise du TLFQ visait à créer une infrastructure de recherche pour l’étude du vocabulaire québécois à travers un projet de dictionnaire historique qui mettrait l’accent sur les québécismes. Plusieurs années ont été consacrées à la collecte de la documentation, à la création d’outils de travail et à la réflexion sur la nature et les caractéristiques de ce français. La méthode lexicographique qui a été élaborée en vue du dictionnaire a été conçue de façon à permettre une étude en profondeur des québécismes, examinés dans une optique étymologique et historique et illustrés par des citations représentatives des diverses catégories de locuteurs et des situations de discours.

Cet ouvrage réunit une première série de monographies lexicographiques qui pourraient être la base d’un véritable Trésor lexical du français du Québec. En dépit de la riche documentation qui a été prise en compte et du soin qu’ils ont mis à rédiger ces textes, les rédacteurs du DHFQ sont conscients des limites de leur travail et invitent toutes les personnes que le français du Québec intéresse à leur faire parvenir leurs commentaires en vue d’améliorer ces textes et d’assurer la continuation de l’entreprise.

 

Claude Poirier

9 avril 1998
 

claude.poirier@lli.ulaval.ca

http ://www.ciral.ulaval.ca/tlfq

 

Bibliographie

Liste des principaux articles et ouvrages sur lesquels s’appuie ce texte ou qui ont marqué l’évolution de la réflexion au Trésor de la langue française au Québec depuis la fin des années 1960.

Juneau, Marcel, « Les plus anciens anglicismes lexicaux en franco-canadien », dans Bulletin des jeunes romanistes, t. XVI, 1969, Strasbourg, p. 33‑39. – Juneau, Marcel, Contribution à l’histoire de la prononciation française au Québec. Étude des graphies des documents d’archives, Québec, P.U.L., 1972. – Juneau, Marcel, et Claude Poirier, Le livre de comptes d’un meunier québécois (fin XVIIe - début XVIIIe siècle). Édition avec étude linguistique, Québec, P.U.L., 1973. – Juneau, Marcel, Problèmes de lexicologie québécoise. Prolégomènes à un Trésor de la langue française au Québec, Québec, P.U.L., 197 (voir notamment l’article carreau, carreauté, p. 158‑172). – Juneau, Marcel, et Claude Poirier, « Les articles appartement et bole (bol) du Trésor de la langue française au Québec », dans Langues et linguistique, no 3, Université Laval, Québec, Université Laval, 1977, p. 95‑128. – Juneau, Marcel, « Un nouvel article d’essai du TLFQ : japper et ses dérivés », dans Travaux de linguistique québécoise, t. 1, publ. par L. Boisvert et al., Québec, P.U.L., 1978, p. 1‑19. – Juneau, Marcel, et Claude Poirier, « Le TLFQ : une approche d’un vocabulaire régional », dans Travaux de linguistique québécoise, t. 3, publ. par L. Boisvert et al., Québec, P.U.L., 1979, p. 1‑139. – Poirier, Claude, « Créoles à base française, français régionaux et français québécois : Éclairages réciproques », dans Revue de linguistique romane, t. 43, 1979, p. 400‑425. – Poirier, Claude, « Le lexique québécois : son évolution, ses composantes », dans Stanford French Review, Spring-Fall 1980, Anma Libri, Saratoga, p. 43‑80. – Poirier, Claude, « L’intrication des mots régionaux et des mots du français général dans le discours québécois », dans Langues et linguistique, no 9, Université Laval, Québec, 1983, p. 45‑67. – Dictionnaire du français québécois. Volume de présentation, sous la dir. de Cl. Poirier, Sainte-Foy, P.U.L., 1985. Rédacteurs principaux : L. Boisvert, M. Juneau, Cl. Poirier, Cl. Verreault, avec la coll. de M. Massicotte. – La lexicographie québécoise. Bilan et perspectives, publ. par L. Boisvert, Cl. Poirier et Cl. Verreault, Québec, P.U.L., 1986. – Mougeon, Raymond, et Édouard Beniak, Le français canadien parlé hors Québec : aperçu sociolinguistique, Québec, P.U.L., 1989. – Poirier, Claude, « Identité québécoise, norme et lexicographie », dans Terminogramme, no 64, Printemps 1992, p. 1-5. – Poirier, Claude, « Description du lexique et incidence normative », dans Inventaire des usages de la francophonie : nomenclatures et méthodologies, publ. par D. Latin, A. Queffelec et J. Tabi-Manga, Paris-Londres, AUPELF – John Libbey Eurotext, 1993, p. 47-63.– Vézina, Robert, « Réciprocité de l’emprunt lexical en anglais américain et en français québécois », dans Langues et linguistique, no 19, Québec, Université Laval, 1993, p. 205-223. – Auger, Alain, et Claude Poirier, « L’exploitation du Dictionnaire du français québécois au moyen du locigiel TACT », dans Early Dictionary Databases, ed. by I. Lancashire & T.R. Wooldridge, CCH Working Papers 4, University of Toronto, p. 203-218. – Lavoie, Thomas, « Les régions linguistiques au Québec et au Canada français », dans La région culturelle : problématique interdisciplinaire, sous la dir. de F. Harvey, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1994, p. 123-138. – Poirier, Claude, « Les causes de la variation géolinguistique du français en Amérique du Nord : l’éclairage de l’approche comparative », dans Langue, espace, société : les variétés du français en Amérique du Nord, sous la dir. de Cl. Poirier, avec la coll. de A. Boivin, C. Trépanier et Cl. Verreault, Sainte-Foy, P.U.L., 1994, p. 69-95. – Les origines du français québécois, publ. par R. Mougeon et É. Beniak, Sainte-Foy, P.U.L., 1994. – Poirier, Claude, « L’anglicisme dans les dictionnaires de langue québécois : le point de vue de l’équipe du Trésor de la langue française au Québec », dans Actes du colloque sur les anglicismes et leur traitement lexicographique, publ. par P. Martel et H. Cajolet-Laganière, Québec, Gouvernement du Québec, 1994, p. 223-246. – Poirier, Claude, « Le français au Québec », dans Histoire de la langue française, 1914-1945, sous la dir. de G. Antoine et R. Martin, Paris, CNRS-Éditions, 1995, p. 761-790. – Poirier, Claude, « Les variantes topolectales du lexique français : propositions de classement à partir d’exemples québécois », dans Le régionalisme lexical, publ. par M. Francard et D. Latin, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1995, p. 13-56. – Poirier, Claude, « De la soumission à la prise de parole : le cheminement de la lexicographie au Québec », dans Cultures, Ideologies, and the Dictionary. Studies in Honor of Ladislav Zgusta, edited by B.B. Kachru and H. Kahane,Tübingen, Niemeyer, 1995, p. 237-252. – Mercier, Louis, « L’influence de la lexicographie dialectale française sur la lexicographie québécoise de la fin du XIXe et du début du XXe siècle », sous la dir. de Th. Lavoie (dir.), Français du Canada – Français de France, Actes du quatrième Colloque international de Chicoutimi, Québec, Tübingen, Niemeyer, 1996, p. 239-255. – Poirier, Claude, « L’apport du Dictionnaire du français québécois à la description du français acadien », dans Les Acadiens et leur(s) langue(s) : quand le français est minoritaire, sous la dir. de L. Dubois et A. Boudreau, Moncton, CRLA – Éditions d’Acadie, 1996. – Saint-Yves, Gabrielle, « La prise en compte de l’Acadie dans les nouveaux dictionnaires québécois », ibid., p. 175-188. – Verreault, Claude, et Thomas Lavoie. 1996. « Genèse et formation du français au Canada : l’éclairage de la géographie linguistique », dans Revue de linguistique romane, t. 60, 1996, p. 413-462. – Bédard, Jean, « Soulier et botte : mots sur mesure », dans Québec français, no 106, 1997, p. 101-102. – Poirier, Claude, « Vers une nouvelle représentation du français du Québec : les vingt ans du Trésor », dans The French Review, mai 1998, p. 912-929. – Vézina, Robert, « Les gallicismes nord-américains en anglais des États-Unis : exploration d’un phénomène historique », dans Anglicisme et identité québécoise, Québec, P.U.L. (en voie de publication).

 

[1] Dans ce texte, nous recourrons à l’une ou l’autre de ces appellations selon l’époque dont il sera question.

[2] Ces mots pourront être cités à l’occasion dans cette introduction pour étayer des explications.

[3] L’équipe du TLFQ a commencé à mettre à la disposition du public les bases de données qu’elle a constituées [v. le site du TLFQ : www.tlfq.org/bases-de-donnees].

[4] On trouvera à la fin de cette introduction la liste des principaux textes qui ont jalonné la réflexion de l’équipe du TLFQ depuis la fin des années 1960.

[5] Ce dictionnaire, qui enregistre des mots représentatifs de la plupart des pays et régions francophones du monde, s’appuie dans une large mesure sur les bases linguistiques qui ont été constituées dans le cadre des travaux du réseau Étude du français en francophonie de l’AUPELF-UREF, auquel est associée l’équipe du TLFQ.

[6] L’équipe du TLFQ a réuni un volume complet de matériaux québécois (nouvelles datations) pour l’histoire du vocabulaire français qui [est paru] en 1998 dans la collection Datations et documents lexicographiques, no 48, sous la direction de Pierre Rézeau, de l’Institut national de la langue française (publié par le Centre national de la recherche scientifique et Klincksieck).

[7] Voir par exemple Pierre Pagé, avec la collaboration de Renée Legris, Le comique et l’humour à la radio québécoise. Aperçus historiques et textes choisis, 1930‑1970, Montréal, La Presse, 1976, 677 p.

[8] Un autre facteur a pu avoir une incidence sur le nombre de fois qu’un auteur est cité : le fait que son œuvre fasse partie de la base de données QUÉBÉTEXT qui a été constituée au TLFQ afin d’assurer la meilleure exploitation possible de la littérature québécoise. [Cette base n’est plus utilisée ni disponible.] Un bon nombre de maisons d’édition ont accepté que les textes des auteurs dont ils détenaient les droits fassent partie de cette base et nous ont autorisé à en faire une saisie informatique. Ces textes, au nombre d’une centaine et qui s’échelonnent de 1837 à nos jours, ont été interrogés pour chacun des articles et leurs auteurs ont pu, pour cette raison, être mieux représentés dans les dossiers de rédaction. Nous remercions ici les maisons d’édition québécoises et françaises qui ont contribué de cette façon à notre dictionnaire historique tout en assurant une plus grande visibilité à leurs auteurs. Il s’agit des maisons suivantes : Boréal, Flammarion, Gallimard, Guérin, Les Herbes Rouges, Hurtubise HMH, Leméac, L’Hexagone, Parti Pris, Pierre Tisseyre/CLF, La Pleine Lune, Les Presses de l’Université Laval, Les Presses de l’Université de Montréal, Québec Amérique, Les Quinze, Stanké, Typo, VLB, XYZ, La Société d’histoire du Bas-Saint-Laurent. Mentionnons également la succession d’Adjutor Rivard, l’Agence Goodwin de même que l’Assemblée nationale du Québec. Voir aussi la note 11.

[9] Louis Fréchette, chronique « À travers le dictionnaire et la grammaire », dans La Patrie, Montréal, 16 février 1895, p. 2.

[10] Verrier, A.‑J. et R. Onillon, Glossaire étymologique et historique des patois et des parlers de l’Anjou, Angers, 1908.

[11] Les chiffres qui figurent dans le bilan qui suit sont ceux de 1985; d’autres dépouillements ont été effectués depuis, mais de façon moins intensive et sans qu’on en fasse un relevé suivi.

[12] Bulletin du parler français au Canada, vol. 7, no 10, 1909, p. 362. Cette idée est reprise sous une formulation un peu différente à la page V du Glossaire du parler français au Canada que la Société a fait paraître en 1930 (voir GPFC dans la Bibliographie).

[13] Adjutor Rivard, « Les formes dialectales dans la littérature canadienne », dans Bulletin du parler français au Canada, vol. 4, no 7, 1906, p. 246‑247.

[14] Voir des citations illustrant cette tendance sous bardasser, sens 5; sous beigne, sens I.3; sous beurre, sens I.B.1, pour l’expression passer dans le beurre; sous beurrer, sens II.2, pour l’expression en beurrer épais; sous binerie, sens 2; à noter aussi l’appropriation de l’anglicisme populaire drab par les journalistes qui l’écrivent drabe, voir drab, sens 2.