PRUSSE [pʀys]
n.
Aux XVIIe et XVIIIe s., parfois aussi écrit perusse, variante elle-même souvent notée pérusse par des spécialistes au XXe s., sans doute sous l’influence du GPFC, qui note (s.v. pruche) : « On disait aussi autrefois pérusse » (pour une interprétation de ces graphies, voir pruche, sous Histoire). Également pruce (au sens II).
(Sous le Régime français).
Nom donné à des conifères à aiguilles apparentés au sapin.
Rem.Relevé au cours du XVIIe s. (avant 1662) dans des écrits où il est difficile d’identifier le conifère en question, bien qu’il doive s’agir soit de la pruche (Tsuga), soit de l’épinette (Picea). Il n’est pas possible non plus de préciser le genre du mot dans ces contextes.
Je ne vous sçaurois mieux exprimer la façon des demeures Huronnes, que de les comparer à des berceaux ou tonnelles de jardin; dont au lieu de branches & de verdure, quelques-unes sont couvertes d’escorce de cedres, quelques autres de grosses escorces de fresnes, d’orme & de sapin, ou perusse […]. 1635, The Jesuit Relations and Allied Documents, vol. 8, p. 104 et 106.
Sur le soir le Capitaine Andahiach alla par les cabanes publier une nouvelle ordonnance du sorcier Tsondacoüanné. Ce personnage [...] faisoit ses preparatifs c’est a dire quelques sueries & festins pour invocquer l’assistance des demons & rendre ses remedes plus efficaces. Cette ordonnance consistoit a prendre de l’ecorce de fresne, de sappin, de prusse, de merisier, faire bien bouillir le tout dans une grande chaudiere, & s’en laver par tout le corps [...]. 1637, The Jesuit Relations and Allied Documents, vol. 13, p. 260 et 262.
n. f. Nom donné à la pruche (sens II).
Rem.Employé au cours des XVIIe et XVIIIe s. par les Français de passage dans la colonie laurentienne, dont les missionnaires, les botanistes, les fonctionnaires du roi. À la même époque, les Canadiens n’utilisent que pruche.
La cause de ces accidens [les feux de forêt] si étranges pourroit bien provenir, de ce que les bois d’icy ne sont composez que de petits pins, de prusses, & d’épinettes, tous arbres onctueux, dont la séve, sortant dehors, les enduit d’une gomme gluante, & visqueuse, qui rend une forest entiere, aussi susceptible du feu, que seroit un Navire, par la poix & par le goudron dont il se defend contre l’eau. 1662, The Jesuit Relations and Allied Documents, vol. 46, p. 278.
Il y a une autre espece d’arbre, qu’on nomme Epinette […]. Il y a encore une autre espece que l’on appelle Prusse; ce sont ordinairement de gros arbres qui ont trente ou quarante pieds de haut sans branches : ils ont une grosse écorce & rouge : ce bois ne pourrit pas si facilement que les autres; c’est pourquoy on s’en sert ordinairement pour bastir. Ce qu’il y a de mal dans ce bois, c’est qu’il s’en trouve quantité de roüillé [= roulé « atteint de roulure »], ce qui le fait rebuter. De celuy‑là il en vient par tout, en bonne & mauvaise terre; il ne produit point de gomme. 1664, P. Boucher, Histoire veritable et naturelle, p. 42‑44.
Le long des côtes des bassins des rivières et de la mer, il y a quantité de belles matures de pin blanc et rouge, d’espinette et de prusse aiséez a transporter a cause de la proximité de l’eau on en peut trouver même communément de 35 et 38 pouces de diametre. 1688, V. Saccardy, Correspondance générale, Acadie (ms.), AnQ, Archives des colonies (ZF1, S9), vol. 2, fo 136.
L’epinette blanche est un autre bois gommeux […]. La prusse quoique gommeuse ne produit point de cette matière, il y en a de fort grosses, on a remarqué quelle dure longtemps en terre, pour servir de clotures. Les taneurs se servent de lécorce pour taner les cuirs et les sauvages en font de la tinture couleur tirant sur le turquin pour faire leur broderie. Les terres qui les produisent sont la plupart argilleuses et peut propres a produire des grains. 1712, Mémoire de Gédéon de Catalogne sur les plans des seigneuries et habitations des gouvernements de Québec, les Trois-Rivières et Montréal, Le Bulletin des recherches historiques, 1915, vol. 21, no 9, p. 258‑259.
L’arrangement des feuilles [du sapin] differe de celui de l’if en ce que ce dernier ainsi que la Prusse de Canada n’a qu’un rang de feuilles sur chaque côté au lieu que le Sapin en a deux et quelquefois trois […]. 1749, J.‑Fr. Gaultier, Description de plusieurs plantes du Canada (ms.), AnQ, fonds Jean‑François Gaultier (P91, D2), fo [8].
Les forêts de ce pais ci sont composez de pins, de sapins, de prusse, d’épinettes, de cedre rouge, de cedre blanc, de chênes blancs, chênes rouges, bouleau […]. 1793 env., J.‑B. d’Aleyrac, Suitte des Mémoires militaires de la guerre, campagnes et remarques faites en canada ou la nouvelle France (ms.), AnQ, fonds Jean Baptiste d’Aleyrac (06M, ZF8), fo 72.
n. m. Acadie Nom commun de l’épinette.
(Dans des noms d’espèces, d’après la systématique moderne). Prusse blanc (Picea glauca). Prusse noir (Picea mariana). Prusse rouge (Picea rubens).
(Dans le nom d’une boisson). Bière de prusse.
Rem.Attesté au masculin de façon explicite depuis 1927 seulement (PoirÉv 243); attesté aussi au féminin.
De bois exquis [de la Nouvelle-France] je n’y sache que le Cedre, & le Sassafras : mais des Sapins, & Prus [sic], se pourra tirer un bon proufit, par ce qu’ilz rendent de la gomme fort abondamment, & meurent bien souvent de trop de graisse. Cette gomme est belle comme la Terebentine de Venise, & fort souveraine à la Pharmacie. J’en ay baillé à quelques Eglïses de Paris pour encenser, laquelle a esté trouvée fort bonne. 1609, M. Lescarbot, Histoire de la Nouvelle France, p. 857‑858.
Il y a aussi du pin pour faire des planches, bonnes à faire les tillacts, & le sapin pour les ornemens & œuvres mortes, & doubler les chambres; il se trouve encore dans le pays des forests de petits pins, prusses, & sapins qui me fourniront le bray & le gauldron, des qualitez duquel j’ay déja parlé : j’ay un moyen certain pour en rendre la mâture encore meilleure qu’elle n’est. 1672, N. Denys, Description geographique et historique des costes de l’Amerique septentrionale, t. 2, p. 315.
Les framboises, les sapins et la prusse sont les seules choses qui croissent en ce païs […]. La prusse est une production d’arbre dont on se sert pour faire une sorte de biére assés bonne, médecinale et d’un grand secours pour le païs vû que l’eau naturelle n’y est pas même potable. 1735, Lettres de M. l’abbé Maillard missionnaire en Acadie, Collection de documents inédits sur le Canada et l’Amérique, t. 1, 1888, p. 59.
Un jour, après le souper, moi et La Mariecomo avions été avec Pivaromme dans sa doré [= petite embarcation des pêcheurs de morue] qu’rir de la clairette d’encens à mâcher. Après en avoir coupé pas mal sur lés meilleurs prusses, on est arrivé où qui avait une bouillée d’ bouleaux blancs. 1974, R. Brun, La Mariecomo, p. 21.
Alors ce sage Acadien m’a patiemment expliqué l’art de tresser un panier de toubi. Il m’a dit qu’il en fabriquait une douzaine par année, mais qu’il n’en fabriquait plus depuis un an ou deux. « Trop vieux pour marcher dans le bois et pour me pencher pour prendre les racines de ‛prusse’ (épinette) », a‑t‑il expliqué. 2004, Le Droit, Ottawa-Gatineau, 9 août, p. 2.
Quand arrivait l’heure du souper, la maison était remplie de famille. Souvent, il y avait vingt personnes autour de deux tables pour déguster les produits bien préparés par les femmes de la maison et venant de la ferme de Léon et de son fils. Après le souper, les adultes allaient s’asseoir dans le salon pour boire un peu de vin aux bleuets ou de la bière de prusse, préparée l’été d’avant. On parlait alors de l’année passée et on souhaitait une bonne santé à tous pour l’année qui allait se dérouler. 2011, Le Courrier de la Nouvelle-Écosse, Comeauville, 9 décembre, p. 17.
La coupe du bois se faisait à la fin de l’automne et au début de l’hiver, avant que la neige n’envahisse trop les bois. Il était ensuite transporté dans la cour de la ferme sur un bobsleigh tiré par un cheval. Au cours de l’hiver, plusieurs hommes se rencontraient pour scier le bois avec une grosse scie ronde actionnée à l’aide d’un moteur. Dans la mesure du possible, on fendait le bois avant le dégel, car il se fend mieux quand il est gelé. Il était alors laissé à sécher à l’extérieur jusqu’à la fin de l’été. Comme bois de chauffage, on préférait bien sûr le bois franc comme le bouleau, la plaine (érable rouge) et l’érable à sucre. Il brûle moins vite et émet plus de chaleur que le bois mou comme le prusse (épinette), le sapin et le violon (mélèze). 2013, G. Arsenault, La Voix acadienne, Summerside (Île-du-Prince-Édouard), 20 novembre, p. 12.
(Variantes acadiennes). Pruste ou prusque n. m.
Rem.L’usage de ces variantes ne paraît pas uniforme en Acadie : certains locuteurs les emploient à la place de prusse, d’autres ne les utilisent qu’en combinaison avec les adjectifs blanc, noir et rouge (voir Mass no 152, BoudrAcad, s.v. pruce, et CormAcad).
La parouaisse était divisée en sections, pi l’monde de c’te boute là faisait un r’posoir de branches de pruste. Le prêtre arretait [sic] et avec le soleil y dounait la bénédiction et priait pour c’te boute là d’la parouaisse. 1977, F. E. Thibodeau, Dans note temps avec Marc et Philippe, p. 17.
(Dérivés).
Prussière n. f. Peuplement forestier de prusses.
Rem.Voir aussi Mass no 153, PPQ 1641 et CormAcad.
Nous fîmes routte [...] en faisant le Nord Nord Ouest à travers les bois, nous entrâmes dans une prucière [sic] qui a une demy lieue, la nature du terrain ne m’a pas paru aquatique, en second lieu dans une étrière [= hêtrière « peuplement de hêtres »] de peu de chose [...]. 1752, J. de la Roque, Rapport concernant les archives canadiennes pour l’année 1905, 1909, vol. 2, p. 36.
Prustière n. f. Syn. de prussière. (Mass no 153).
Prustrie n. f. Syn. de prussière. (PPQ 1641, ComAc 11 et CormAcad, s.v. prussière).
Histoire
Prusse et pruche (le second étant une variante du premier, v. pruche, sous Hist.) viennent directement de France, comme en avaient déjà fait l’hypothèse quelques commentateurs canadiens au cours du XXe s., dont les explications à ce sujet restent encore valables (v. Poirier, s.v. prusse; v. aussi RoussBot 69‑70, RoussPlant 148 et RoussBouch 285‑286). De toute évidence, on employait déjà ces deux variantes dès la première moitié du XVIe s. dans le Nord et le Nord-Ouest de la France, plus particulièrement sur les chantiers de la marine. Elles devaient y désigner un conifère (soit Picea abies, une épinette, soit Abies alba, un sapin) qu’on utilisait dans la construction navale pour faire des mâts et qui provenait de la Prusse-Orientale, ancien État de l’Allemagne du Nord riche en forêts de conifères. Comme le mot était bien connu des marins, on comprend que Cartier (ou quelqu’un de son équipage) ait eu recours spontanément à pruche pour nommer des conifères de grande taille aperçus sur la rive nord de la baie des Chaleurs et auxquels il reconnaissait d’emblée les qualités recherchées pour la mâture (v. l’exemple de 1536 sous pruche, sens I.1). L’utilisation de certains conifères, dont l’épinette, pour la fabrication des mâts est d’ailleurs fréquemment évoquée tout au long des XVIIe et XVIIIe s. (v. les exemples de N. Denys et V. Saccardy, ci‑dessus). En ce qui concerne son étymologie, prusse résulte sans doute d’une ellipse de sapin de prusse, voire de arbre de prusse ou de bois de prusse (locutions elles-mêmes attestées à date ancienne avec la variante pruche). Bien que nous ignorions si ces termes apparaissent dans la documentation française des XVe et XVIe s., leur usage à cette époque peut être établi grâce à l’existence d’appellations anglaises correspondantes qui sont attestées dans des documents relatifs à la marine britannique et qui servaient justement à désigner une essence résineuse provenant de la Prusse, utilisée dans la construction navale : Firr de pruce (1409), mast of a spruce tree et Spruce tree mast (1497) (v. MED, s.v. Prusse, et OED (en ligne) 2022‑12, s.v. spruce). Il est donc évident que sapin de prusse a circulé au cours du XVIe s. parallèlement à fir de pruce, puisque le complément déterminatif de pruce de l’appellation anglaise révèle sa provenance française. Du reste, ces données témoignent bien des échanges de tous ordres, y compris linguistiques, qui se sont faits entre Anglais et Français à cette époque dans les ports du Nord-Ouest de la France, en particulier en Normandie. Ce n’est d’ailleurs certainement pas par hasard si le mot anglais spruce a lui-même été transféré, dès l’époque coloniale britannique, à divers conifères nord-américains, dont ceux du genre Picea (depuis 1613, v. DNE). Là encore, nombreux sont les auteurs qui vantent les qualités de ces conifères pour la mâture, tel J. Josselyn : « Spruce is a goodly Tree, of which they make Masts for Ships, and Sail Yards […] » (v. J. Josselyn, New-Englands Rarities Discovered, 1672, p. 63; pour d’autres exemples, v. aussi DNE). La relation de l’anglais spruce avec un conifère de la Prusse – le nom de cet État s’est dit autrefois Spruce en anglais, v. BDE, s.v. spruce1 – semble encore motivée à cette époque chez les auteurs de la Nouvelle-Angleterre, comme en fait foi ce commentaire de J. Evelyn en 1670 : « For masts, &c., those [firs] of Prussia, which we call Spruce » (v. OED). Ce n’est pas le cas pour prusse chez les auteurs de la Nouvelle-France.
I1Depuis 1635; mais sans doute dès 1542, dans le Routier du navigateur saintongeais Jean Alfonse, relation perdue dont il ne reste plus que la traduction du géographe anglais Richard Hakluyt, publiée en 1600 : And in all these Countreys ther are okes, and bortz ashes, elmes, arables, trees of life, prusse trees, ceders (d’après Mass no 152, qui estime que arables et prusse devaient probablement figurer tels quels dans le manuscrit original français). G. Massignon a cru voir le mot prusse derrière l’italien prussi, attesté dans une édition du premier voyage de Verrazzano (1524) publiée en 1909; cette hypothèse doit toutefois être écartée, puisque c’est plutôt la forme cipressi (à mettre en relation avec cyprès*, sens I) qui figure dans le manuscrit Cèllere, considéré comme le plus authentique et comportant des annotations attribuées à l’explorateur lui-même (v. Mass id.; v. aussi L. C. Wroth, The Voyages of Giovanni da Verrazzano, 1524‑1528, 1970, fo 7 du document original reproduit en fac-similé entre les p. 96 et 121; v. aussi le commentaire sur l’origine du document, p. 144‑146). 2Depuis 1662, mais probablement plus ancien (pour des explications, v. l’article pruche, Hist., sens II; v. aussi AugFor 76, qui le date de 1641, d’après un contexte tiré des Relations des jésuites dont on ne peut savoir à quel conifère le mot s’applique). Au cours du Régime français, on observe dans la colonie laurentienne un usage parallèle des variantes prusse et pruche : la première se retrouve sous la plume de Français (dont J.‑Fr. Gaultier et R.‑M. Barrin de La Galissonnière, qui l’ont communiquée au naturaliste suédois Pehr Kalm lors de son voyage au Canada); la seconde, la seule qui se rencontre dans les actes notariés, s’est imposée et maintenue dans l’usage des Canadiens jusqu’à nos jours. Après la Conquête, on ne relève qu’une seule occurrence de prusse (1824) dans un document de la Commission chargée d’administrer les biens des Jésuites : Pour le transport de deux pièces de Prusse de douze pieds de longueur chaque, pour la réparation du pont proche le moulin banal de l’ancienne Lorette (où il est clair qu’il s’agit bien de l’arbre du genre Tsuga); comme ce document a été rédigé en présence des jésuites, on peut croire qu’il s’agissait de leur mot (Comptes (ms.), AnQ, fonds Ministère des Terres et Forêts (E21), Biens des Jésuites, Administration générale gouvernementale (1800‑1883), 24 décembre 1824).
IIDepuis 1609 (Lescarbot). Le genre masculin pourrait s’expliquer par le fait que ce nom résulte, par ellipse, des locutions sapin de prusse ou arbre de prusse (v. plus haut), où le mot principal est masculin. En Acadie, le mot s’est probablement fixé très tôt dans cet emploi. Prusse blanc, prusse noir et prusse rouge, depuis 1946 (Mass no 52); respectivement d’après l’anglais white spruce, black spruce et red spruce (v. Webster 1986). Pruste, depuis 1684, chez Lalanne : Il a examiné une autre espèce de sapin qui est différent de ce premier [...], vulgairement nommé par ceux du pays et par tous les navigateurs qui en ont employé à leur batiment, Epinette, ou Prust (d’après Mass, id.); cette variante pourrait s’expliquer par un phénomène d’hypercorrection, les finales en [st], comme dans juste, ayant tendance à perdre leur dernier élément dans les parlers populaires (v. JunPron 207‑208). Prusque, depuis 1946 (Mass id.); doit s’expliquer comme le précédent, mutantis mutandis. Prussière, depuis 1752; de prusse. Prustière, depuis 1946, et prustrie, depuis 1973; tous deux d’après la variante pruste.