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GRAISSE [ɡʀɛːs]
n. f.

Rem.

Variantes graphiques : (dans les documents anciens) gresse, gresce.

I

VieuxMettre en graisse : engraisser (un animal).

 En graisse : engraissé, prêt à être abattu.

[...] une vache et deux cochons, l’ung prest a mestre en gresce & l’autre a noriturre [...]. 1664, Beauport (Québec), BAnQQ, gr. P. Vachon, 16 novembre.

Item trois cochons en graisse et trois nouritureaux de l’année, ensemble la some de soixante dix huict livres [...]. 1684, Montréal, ANQM, gr. B. Basset, 12 décembre, p. [19].

Emploi du sel dans l’engraissement des oies et des canards [titre]. On met en graisse les oiseaux de basse-cour précipités [sic], en les gorgeant avec le maïs cuit dans l’eau pour les canards, et cru pour les oies. 1882, La Gazette de Joliette, 28 décembre, p. 1.

Le caribou était trapu, gras, large, un mâle de magnifique venue, aux bois intacts, fortement recourbés vers l’avant. Une bête fière, à beau poil. La crinière pendant sous le cou atteignait presque les genoux. – Qu’en ferais-tu? répétait Iriook. [...] – Je l’aurais tué d’un coup, dit Agaguk. Tu l’as vu? Une bête en graisse, propice... 1958, Y. Thériault, Agaguk, p. 141-142.

II
1

Graisse de rôti : graisse obtenue par le refroidissement du jus de cuisson d’un rôti de porc; cette graisse et la gelée brune qu’elle recouvre, que l’on mange habituellement sur du pain.

Faire revenir des légumes dans de la graisse de rôti. Une beurrée de graisse de rôti.

C’étaient des montagnes de croquignoles dorées, de pâtisseries tachetées par du sucre de sève glacé. A leurs pieds dormaient les lacs de crème jaune où flottaient comme des nénuphars des œufs à la neige; puis s’élancaient des falaises grisâtres de jambons fumés à la maison, cachant un peu plus loin une mare de sirops et de confitures, bornée par des pains de sucre d’érable, [...] des plarines [« saucisses plates »], du boudin, de la graisse de rôti, tout cela à côté d’une lagune de tire à la crème, heurtée par des collines de tourtières et de langues piquées d’aromates. 1896, Faucher de Saint-Maurice, « Une nuit de Noël à Beaumont de Bellechasse », dans La Revue nationale, janvier, p. 581.

Puis ce fut le dessert, que quelques-uns remplacèrent par des beurrées de graisse de rôti. Il y avait des confitures et de la compote de rhubarbe, du lait caillé qu’on mangea saupoudré de sucre d’érable. 1925, H. Bernard, La terre vivante, p. 14.

[...] Bertine s’occupa à faire cuire l’épaule de cochon et d’en tirer deux grands bols de graisse de rôti qu’on servirait avec du pain et du thé. 1933, Cl.-H. Grignon, Un homme et son péché, p. 127.

En même temps, elle essayait de rassembler son clan pour le déjeuner dominical aux cretons et à la « graisse de rôti ». 1982, R. Lemelin, Le crime d’Ovide Plouffe, p. 219.

(Ontario). Regardez-moi ça comme c’est beau. Il n’y a rien que j’aime autant que le pain blanc du boulanger avec de la graisse de rôti. [/] Tous les couteaux attaquaient les deux bols de graisse de rôti blanche sous laquelle il y avait un peu de gelée brun foncé. On salait ensuite abondamment la tartine. 1982, P. P. Karch, Baptême, p. 59.

(Variante). VieilliGraisse de rôt.

La première chose que je fis fut d’aller à la dépense où je me servis d’un gros chignon de pain que je beurrai avec de la graisse de rôt1879, Le Vrai Canard, Montréal, 8 novembre, p. [2].

2

Graisse de panne : saindoux de panne de porc.

Le souper n’était pas desservi : il y avait là sur un tapis ciré, crevé aux angles, une entame de pain déchiqueté par un couteau de poche, un plat de granit où séchaient des galettes, une assiette badigeonnée de ragoût. Un couvercle de tôle servait de beurrier. Une chaudière rouge [...] devait contenir de la graisse de panne. 1946, M. Trudel, Vézine, p. 34.

On mange-tu une beurrée? fis-je à Marcel qui acquiesça en m’attendant. Assis par terre, la main dans notre sac à lunch, haches à nos pieds, nous venions de décider que mieux valait prendre les choses tranquillement. De toute façon, la montagne n’était pas loin maintenant, ça sentait bon partout et le pain beurré de graisse de panne nous faisait du bien. 1975, J.-P. Filion, Saint-André Avellin... le premier côté du monde, p. 67-68.

Un beau gros rôti de porc, gras mais pas trop, du boudin... une pièce de beu [= bœuf] qui ferait des belles tranches et pis... ben, ma commande d’hier : de la graisse de panne avec des viandes hachées. 1975, A. Ricard, La gloire des filles à Magloire, p. 123.

(Variante). RareGraisse de la panne.

[...] la moitié d’un cochon gras ne pésant pas moins de deux cents livres, avec aussi la moitié de la graisse de la panne dans le temps des boucheries de chaque année [...]. 1840, Saint-Ours (Richelieu), ANQM, gr. J.-B. Maranda, 24 décembre, p. [5].

3

Syn. de shortening.

2022, TLFQ, Graisse [photo].

Une livre de graisse. Faire sa pâte à tarte avec de la graisse.

Rem.1. Parfois dans graisse composée, au début du XXesiècle. 2. En France, le mot graisse n’est pas associé au vocabulaire de la pâtisserie puisqu’on utilise plutôt du beurre pour faire les pâtes.

Biscuits. Prenez un œuf, une tasse de sucre, une tasse de lait, une cuillerée à table de beurre ou de graisse fondue, le tout bien battu ensemble [...]. 1878, Directions diverses données par la Rév. Mère Caron, p. 107.

La pâte brisée. [...] La graisse s’incorpore à la farine à l’aide de deux fourchettes ou de deux couteaux. En opérant avec les doigts, la graisse ramollie par la chaleur des mains, forme avec la farine un mélange compact qui fait une pâte lourde par suite de l’exclusion de l’air. 1919, Manuel de cuisine raisonnée, p. 274.

Recette de beignes. [...] Rouler à ½ pouce d’épaisseur. Faire cuire dans la graisse chaude. 1970, Madame Ch. Gagné, Recettes typiques de la Côte-du-Sud, p. 133.

III

Fig., fam.Avoir les yeux dans la graisse de beans (ou bines, binnes) : avoir le regard qui trahit un désir sexuel ou un état de somnolence, de fatigue, d’ivresse, etc.; avoir les yeux dans le vague, avoir l’air, le regard absent.

– Gertrude : Avec toutes tes fameuses potions magiques, tu vas en faire un vrai ivrogne de ton fils. – Léon : J’ai croisé, en parlant de boissons, Bozo Catiche en m’en venant. Il avait les yeux dans la graisse de bines, le pauvre vieux [...]. – Gertrude : Pauvre Bozo, tout le monde y offre un petit coup ces temps-ci. 1974, Cl. Jasmin, La Petite Patrie, 22 décembre, p. 16 (télév.).

[...] Ernest Lauzon, donc, interdisait à sa femme d’aller au théâtre sous prétexte que cela l’énervait trop et lui donnait des idées. Quelles idées, ça, il aurait été bien en peine de le dire [...]. Tout ce qu’il savait c’est que lorsque Germaine revenait du théâtre, elle avait les yeux dans la graisse de bines et regardait à travers lui comme s’il n’avait pas existé. 1978, M. Tremblay, La grosse femme d’à côté est enceinte, p. 198.

Mieux vaut ne pas trop « s’épivarder » si on ne veut pas avoir « les yeux dans la graisse de binnes’ », le lendemain matin. 1978, Perspectives, 7 janvier, p. 11.

À quoi peut ressembler ce jeu [pornographique informatisé]? D’abord, à un écran tout barbouillé de noir, décoré de fausses colonnes grecques, et à une voix d’outre-tombe susurrant Mac-Playmate, Mac-Playmate... [...] Puis, à l’esquisse d’une fille à demi couchée, habillée modestement mais les jambes exagérément écartées et les yeux dans la graisse de bines. Un petit encadré dit : « Bonjour. Je m’appelle Maxie. Peut-on commencer? » 1989, La Presse, Montréal, 4 février, p. B3.

(Variantes). Avoir les yeux dans la graisse de rôti, dans la graisse de patate(s), etc.

Le gars avait du bon pot, du mexicain. [...] Nous voilà remontés et, disons, de bonne humeur. Le Manchot p’is moi, on sort de là, les yeux dans la graisse de patate et on file sur la rue Saint-Jean. 1976, N. Dumais, L’embarquement pour Anticosti, p. 118.

IV

Fig., vieuxMesure malhonnête consistant à offrir des pots-de-vin.

Pourquoi DesRoches a-t-il nommé P. Lamoureux surintendant du département des licences, alors que M. Lancey, employé depuis 31 ans, était assistant depuis 20 ans? Justice! [...] En effet, il faut beaucoup de graisse pour obtenir satisfaction de ce département. 1930, Le Goglu, Montréal, 25 avril, p. 2.

– Apparence, dit l’un, qu’on va perdre les Hauts. On a beau dire, c’est choquant; tout s’en va aux mains des étrangers. [...] Un politicailleur cria : – Faudrait parler de cela au député... – Y aura-t-il un peu de graisse, là-dedans! lui lança un malin. La farce dérida tout le monde et le peuple se dispersa. 1964, F.-A. Savard, Menaud, maître-draveur, nouv. éd., p. 84-85 (dans l’éd. de 1937, p. 144, on trouve : Y aura-t-il des octrois là-dedans, lui lança un malin...).

RareVolée de coups, correction.

Il dit : ‘Ils montent tous les deux, là.’ Il dit : ‘Êtes-vous capables de leur donner chacun une bonne graisse? Si vous êtes pas capables, dites-moi-le, c’est moi qui va y aller, pis, il dit, m’en va les graisser comme il faut.’ 1961, Île aux Coudres (Charlevoix-Ouest), AFEUL, P. Perrault 250 (âge de l’informateur : n. d.). 

Histoire

IDepuis 1664. Héritage des parlers de France. Mettre en graisse a été relevé en Normandie (v. FEW *crassia 2, 1276a, et ALIFQ 504). Pour en graisse, cp. en gresse « à l’engrais », relevé en Normandie, un couochon en graisse « qu’on engraisse », relevé à l’île de Jersey, et in gresse « à l’engrais », relevé en Wallonie (v. FEW crassus 2, 1283b, et LeMJers).

II1Depuis 1896 (graisse de rôt, depuis 1879). Relevé sporadiquement en français à partir de la fin du XVIIe s. jusqu’au début du XXe (v. Fur 1690, graisse de rost, Fur 1727, graisse de rôt, et Chambaud 1805, graisse de rôti « ce qui en dégoutte »; v. également La bonne cuisine de Mme E. Saint-Ange, 1929, p. 172 : une forte cuillerée de bonne graisse de rôti ou de saindoux). 2Depuis 1946 (dès 1840 dans graisse de la panne). Relevé dans l’Est de la France (v. FEW pĭnna 8, 532b : graiche de pŏnne « panne »). 3Depuis 1878. Graisse s’emploie en France au sens de « matière grasse, d’origine animale ou végétale, utilisée en cuisine » (par ex. dans graisse alimentaire, graisse comestible, graisse animale, graisse végétale), mais généralement pas dans le vocabulaire de la pâtisserie (v. Robert 1985; TLF signale deux exemples où il est question de l’utilisation de graisse en pâtisserie, mais il s’agit d’exemples anciens et qui paraissent rendre compte de situations particulières).

IIIDepuis 1967 (Sainte-Jeanne-d’Arc (Lac-Saint-Jean-Ouest), AFEUL, Ch.-E. Gagnon, ms. 28 : « avoir les yeux dans la graisse de beans : les yeux encore embrouillés par la nuit »).

IVDepuis 1930. Il s’agit sans doute d’un héritage de France; cp. graisse « or, argent, billet de banque, cadeau quelconque », relevé en français populaire au XIXe s. (v. DunBouq 688, et FrVerte); cp. en outre à graisse d’argent, relevé au sens de « par le moyen des presens » en français du XVIIe s. (v. Oudin 1640) et au sens d’« à force d’argent » dans la langue populaire du XVIIIe (v. LerCom). Graisse « volée de coups, correction » (depuis 1961) est aussi hérité de France; il a été relevé en français populaire de la fin du XVIIIe s. (« forte réprimande », v. FEW crassus 2, 1282b; foutre une graisse, v. DDL 2/19), de même que dans le parler normand (v. FEW id.); cp. en outre graissèe, graissée « volée de coups » dans les parlers du Nord et du Nord-Ouest de la France (v. VassPic et DudPerch).

 graissergraissoux, graissouse.

Version du DHFQ 1998
Pour poursuivre votre exploration du mot graisse, consultez notre rubrique La langue par la bande.
Trésor de la langue française au Québec. (1998). Graisse. Dictionnaire historique du français québécois (2e éd. rev. et augm.; R. Vézina et C. Poirier, dir.). Université Laval. Consulté le 6 décembre 2023.
https://www.dhfq.org/article/graisse